Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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"ART" OU "BOULOT"

Esthétique des bas-fonds

À l’occasion de la reprise de Jean sans Terre[1] je me suis souvenu hier soir de la bonne humeur et de l’ébahissement qui étaient les nôtres pendant l’écriture de la pièce avec mon excellent coauteur, lorsque les personnages ressuscités des bas-fonds, cambrioleurs et perceurs de coffre-fort, se mettaient à parler sur le papier de leur "boulot", dans leur jargon international c’est-à-dire de leur "travail" dont la qualification fait l’objet de débats éternels : faut-il le considérer comme un métier ou comme un art, vu que du talent, voire du génie il en faut ; de même que ce débat concernant la science, la politique et la littérature, s’éternise aussi pour y mesurer la part du métier et celle de l’art. Nous lisions à l’époque des livres de vulgarisation sur les bas-fonds, nous étudiions leur argot, et cette étude s’est avérée si intéressante qu’elle nous a fait oublier le côté moral de toute la question, la question du crime et du châtiment – je n’ai même pas le souvenir de l’émergence de quelconques réserves philosophiques de ce genre entre nous, pourtant nous nous efforcions à penser et à écrire vrai. Cela ne fait que renforcer mon vieux soupçon que, bien que la pensée morale ait besoin de la raison aspirant à la vérité, la raison aspirant à la vérité ne peut dépendre des principes moraux, ceux-ci constituent une catégorie plus large, comprenant aussi la première, mais pouvant aussi exister sans elle.

En tout cas il faut y penser : dans le vocabulaire de ces messieurs cambrioleurs et perceurs de coffre le mot "boulot" peut signifier travail, peut signifier métier, voire art, la seule chose qu’il ne peut jamais signifier c’est justement sa qualification par la société, un crime. Un terme manque dans nos dictionnaires, comme il manque très probablement dans le dictionnaire de toute l’espèce humaine, le terme par lequel le but et le caractère de notre activité par rapport à l’histoire et à la société serait ou pourrait être une évaluation et en même temps une classification qui voient plus loin que les nôtres. Les dieux ont certainement leur langage propre quand ils discutent entre eux, et nous ne pouvons pas savoir quelle épithète précède ou suit le mot "homme" dans leur langage – tout ce qui paraît une fois de plus vraisemblable, c’est que cette épithète ne doit pas couvrir précisément le sens de nos termes "sage", "savant", "juste" et "moral".

 

Aussi pour le penseur et observateur qui doit se réjouir que des experts qui en ont la vocation, juges et hommes politiques, portent la sentence à sa place est-il superflu de distinguer entre crime et vertu. Plutôt que de nous immiscer en dilettantes dans leur science, contentons-nous d’une tâche plus modeste mais bien plus amusante : imaginer quel psychisme peut être celui de notre congénère cambrioleur et exécutant chevronné de crime contre le patrimoine, alors qu’il peut être quelqu’un qui nous ressemble en tous points, et si on parle avec lui, apparemment il réfléchit, arbitre et juge dans les mêmes termes que chacun de nous sur les affaires du monde.

En matière de caractère, sentiment et intelligence, il est de même aussi multiple. En matière de bonté et vilenie, dirai-je, car ces deux notions, une fois de plus, ne couvrent pas l’opposition du crime et de la vertu – apparemment ce n’est tout de même pas notre conception de la propriété privée qui est l’étalon de la bonté et de la vilenie. J’ai connu des personnes viles qui, craignant la loi, de toute leur vie n’ont jamais commis de crime qualifié, et des personnes bonnes qui ont passé la moitié de leurs ans en prison parce qu’elles n’avaient pas eu la force de faire disparaître avec cruauté, contre des personnes, la trace de leur crime envers le patrimoine. Elles ont seulement fait peur à la victime, mais si la personne invitée avait du mal à répondre à la question « la bourse ou la vie ! », elles ont renoncé aux deux plutôt qu’ôter la dernière au bénéfice de la première.

Tout comme dans la réalité et pas seulement symboliquement, tout cela ressortit à ces injonctions « la bourse ou la vie ! » et « haut les mains ! ». C’est ce geste qui distingue dans le fond le cambrioleur, le perceur de coffre et l’escroc du cambrioleur assassin ; c’est pourquoi il est possible que le cambrioleur soit entouré sinon de sympathie, tout au moins d’intérêt et de curiosité humaines même de la part de la bourgeoisie élevée à sanctifier la propriété privée. Cette sympathie prend la forme d’une excitation sous l’effet d’un romantisme de bandits, de presse à sensation et de romans policiers. Tandis que le cambrioleur assassin qui ne place pas le congénère plus faible devant une alternative dans la situation donnée, mais le considère comme un simple objet qu’il faut neutraliser en le tuant – même le communiste le plus fanatique le rejette avec dégoût. Nous ressentons le cambrioleur assassin comme un être extra-social, une espèce animale étrangère, sans communauté avec nous qui ne sait rien de nous, qui n’a ni parole ni sentiment à notre égard, seulement des griffes et des dents – il ne mérite même pas la prison, il convient de l’abattre comme un chacal. Le cambrioleur c’est autre chose. Un homme malade, un homme failli, un homme désespéré, un homme vil – mais un homme, parce qu’il nous croise dans des affaires humaines, et pour lui cette rencontre est autant question de risques, de vision du monde et de conviction que pour nous, qui confessons et assumons un risque, une vision du monde et une conviction opposés. Haut les mains ! Nous invite-t-il affablement, comme pour nous protéger des conséquences désagréables de la foi solide qui vit dans son âme, et selon laquelle l’argent qui dort dans notre caisse serait bien mieux placé et employé dans sa poche. Il serait probablement prêt à nous convaincre de la justice et de la justesse de sa foi, du haut d’une chaire, dans un débat public, voire sous forme parlementaire, si nous acceptions d’engager la discussion avec lui – seulement voilà, nous ne l’engageons pas, ainsi il est contraint de choisir cette méthode plus directe, plus suggestive, plus théâtrale.

 

Il devient rarement assassin, sinon par autodéfense. Dans la riche histoire des cambriolages masqués et armés les cas où l’agresseur tire une balle sur le récalcitrant sont exceptionnels. L’injonction « mains en l’air ! » repose sur l’hypothèse étayée par la raison, les statistiques et une bonne connaissance des hommes que quatre-vingt-dix-huit personnes sur cent sont lâches et stupides, et si par hasard le cambrioleur tombe sur une des deux exceptions, il la considère à juste titre comme sa malchance à lui et non celle de l’agressé. Et comme son "métier" sollicite ainsi les statistiques et une connaissance de l’homme, son style de travail change et s’adapte tout autant à l’esprit du temps que celui des artistes au service du goût du public.

C’est parce qu’il a reconnu cela, que sa fierté si particulière se développe.

 

Celui donc qui écrirait l’histoire des cambriolages du dernier siècle, serait tout autant obligé de reconnaître les vagues des "tendances" et des "styles", qu’un historien de l’art.

Il est indubitable que dans cette branche de l’art il existe des  modes, exprimant de façon reconnaissable le goût public présent dans les autres domaines.

 

Aussi pourrions-nous emprunter des termes artificiels à l’esthétique.

Kecskeméthy[2] a satisfait les exigences populaires, je pourrais dire nationalistes, avec son hardi brigandage et sa ruse. C’est de l’école classique, digne du manuel des cambrioleurs.

Dans le jargon des cambriolages on trouve en outre le romantisme, le naturalisme et le néoromantisme, l’impressionnisme et le surréalisme, voire l’expressionnisme. Depuis la simple attaque au revolver jusqu’à la "haute école" américaine, adonnée à une haute technicité, perçant des tunnels et minant des villes entières (pensons à l’impact des  fantastiques romans filmés) toutes les tendances ont été représentées.

 

J’ai l’impression que de nos jours nous en sommes à l’ère du dadaïsme.

La guerre et la terreur ont fait que l’homme moyen est devenu si lâche et si stupide, que tous les accessoires, tous les ornements du style sont devenus superflus.

Même le revolver est désormais superflu.

Un homme entre simplement chez vous, il dit poliment bonjour et nous invite à bien vouloir lui passer votre portefeuille, parce qu’il en a besoin.

Et nous le lui passons sans mot dire car nous sommes habitués à ce que ce genre d’invitation n’exige aucun argumentaire.

Ce doit être un de nos créanciers, pensons-nous, si nous n’obtempérons pas, il reviendra demain avec l’huissier.

 

Pesti Napló, 7 septembre 1930.

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[1] Jean sans Terre, comédie en quatre scènes de Frigyes Karinthy et Menyhért Lengyel.

[2] Győző Kecskeméthy : célèbre escroc hongrois né en 1878, que la police n’a jamais réussi à attraper.