Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PALÉOLITHE
À
Ferenc Móra[1], affectueusement
Quelque chose grince
et cogne – je me frotte les yeux, je bâille à m’en
faire craquer la mâchoire, mes yeux papillotent, puis je regarde autour
de moi.
Je me trouve couché à
quelques mètres de l’entrée de la grotte, d’ici on
voit le fleuve avec ses maisons sur pilotis bien connues (mais
d’où est-ce que je les connais ?), au-delà la
forêt, au-dessus le ciel crépusculaire, un élégant
serpent de fumée, je sais qu’elle sort du volcan proche. Des
enfants jacassent près de moi, l’un d’eux lance un morceau
de silex, je me demande quel peut être leur nom ; mais quand
l’un s’apprête à cogner un autre à la
tête, je leur crie, en le retrouvant brusquement :
- Gha-Bi !
Disparaissez !
- Impossible, Papa !
- Pourquoi ?
- Ce matin nous avons vu des traces de
sanglier… Alors qu’hier un mammouth a marché sur les pieds
de deux messieurs…
C’est vrai, hier soir mon avocat a
téléphoné pour dire qu’on m’apporterait la
décision ce matin, celui qui n’aura pas payé… Mais de
quoi je parle ? C’est un souvenir de l’autre vie…
comment ça marche déjà ?
Ai-je rêvé cela – ou
rêvé-je ceci ?
Peu importe. Le principal est que je me
rappelle les deux, je me rappelle même très bien, les deux vivent
en moi, vigoureusement et de façon cohérente… par ailleurs
mon cœur bat normalement, je vois et j’entends, je suis vivant parmi
les vivants, est-ce important de savoir lequel des deux est un
rêve ? Cinquante mille ans de plus ou de moins, une bagatelle, je
m’y retrouverai d’une manière ou d’une autre : si
ceux-ci ignorent ce que je sais, ce n’est pas grave, l’essentiel
c’est que moi je les connais, je me souviens d’eux
et de moi, j’ai toujours été intéressé par
les animaux préhistoriques, la paléontologie, tout
ça… J’aimerais néanmoins savoir à combien de
degrés je suis grand-père de moi-même en ce moment, et
à quel degré suis-je mon arrière-petit-fils là-bas ?
Je ferai attention de ne pas faire de
confusions, dans la mesure du possible. Mais maintenant je me trouve ici, ce ne serait pas convenable
d’offusquer mes compagnons de grotte, en dévoilant que je sais
plus de choses qu’eux : ce n’est ni leur faute ni la mienne.
Comment dit déjà le poète modeste : « ce
n’est pas un mérite, c’est le fait du hasard ».
Je m’informe donc prudemment.
- Les enfants, le facteur des mandats
est-il…
Ils écarquillent les yeux.
- Je vous dis n’importe
quoi… euh… je voulais dire, le renne que nous avons capturé
hier, Ban-Dhor, nous en a-t-il envoyé une
cuisse ?
- Il n’a fait déposer que
des pieds…
Ce n’est pas très
honnête de la part de Ban-Dhor, la
moitié de la bête me revenait. Il est vrai qu’il a
collecté plus de galets de couleur, maintenant il s’imagine que
des pieds me suffiraient, puisque je suis un homme pauvre.
Allons au dehors. Je suis excité
– seigneur, quel sentiment élevé que de me trouver parmi
ces gens avec tout mon savoir – comme je pourrais leur être
utile ! Bien sûr, je me répète, patience, pas trop
vite, pour qu’ils ne remarquent rien…
Un fort boucan sur la rive du fleuve. On
l’entend jusqu’ici. Je tente de m’informer –
d’où ça peut venir ? Est-ce de la vallée de Néander – ou de la région de Cro-Magnon ?
Parce que ça expliquerait tout, j’ai étudié ces
sites l’an dernier.
Tiens, le fleuve… de l’autre
côté cet amas rocheux, une plaine broussailleuse en face… un
tournant, et là-bas une île… tout cela me rappelle quelque
chose !
Je me porte la main au cœur.
Aucun doute, c’est Budapest et ses
environs ! Et l’endroit où je me trouve doit être le
terrain de l’Hôtel Gellért… Le bon vieux
Gellért émet encore sa fumée (ils ont raison ceux qui
prétendent que c’est un volcan endormi), par ailleurs tout est
à sa place… Mais j’aurais dû y penser,
évidemment c’est dans la pelouse de bronzage de la piscine
à vagues que je me suis assoupi quelques minutes…
Sur le Danube, à peu près
à la hauteur du tunnel, un pont sur pilotis…
Je le traverse en courant. Et je
découvre le groupe.
À peu près à
l’emplacement du Parlement.
Environ deux cents troglodytes nus et
hirsutes. Ils sont accroupis, en cercle, certains sont à plat ventre. Au
milieu du cercle un type à barbe blanche se tient debout, une peau
d’ours sur les épaules et sur la tête une sorte de cruche.
De temps en temps il dresse ses bras vers le ciel, il débite un
discours. À intervalles réguliers son auditoire se met à
crier, en se cognant le front au sol.
En m’approchant, mon moi
paléolithique les reconnaît aussitôt. Ce vieux-là au
milieu est le prophète An-Dhi, qui annonce
quotidiennement des bulletins météo. Tout autour partout de
bonnes connaissances – ils me saluent d’un hochement de tête,
moi aussi je les salue aimablement, pendant que je m’accroupis dans le
cercle, où je reconnais quelques bons amis. Ce qui est pourtant
étrange et troublant dans cet éveil double, c’est que dans
certains cas je ne saurais pas dire si je les connais d’ici ou de
là-bas : je dois apparemment faire attention de ne pas confondre
les ancêtres avec les descendants tardifs.
Je m’installe à
côté de Lha-ci.
- Quoi de neuf ? – je lui
demande doucement.
Il me répond sans tourner la
tête, son visage est comme transfiguré.
- Tais-toi maintenant. An-Dhi est en train de proférer des prophéties
très importantes. Il dit qu’énormément d’eaux
et de glaces vont venir sur nous, il faudrait construire une sorte de maison
capable de flotter sur l’eau. Tout périra, il n’y aura plus
de rennes, nous serons réduits à compter les uns sur les autres,
les femmes devront mettre au monde beaucoup d’enfants pour que nous ayons
de quoi manger quand il fera froid.
Je hausse les épaules. Ânerie.
Le vieux a entendu haranguer sur une sorte de déluge, mais il confond
tout. Nous avons dépassé depuis longtemps la troisième
ère glaciaire, c’est plutôt la chaleur qui va venir, la
sécheresse, il faudrait percer des trous dans la colline par ici, il y a
de l’eau, on peut y construire des bains. Plutôt qu’une
maison flottante, il conviendrait de fabriquer du tissu avec de la
résine des arbres, le gonfler et voler comme le ptérosaure. Ce
vieux est inculte et vaniteux. Qu’est-ce que ça veut dire, manger
les enfants ? On n’a pas le droit de manger des enfants.
Lha-ci fait un geste d’impatience.
- Une fois de plus tu rêves, tu
parles des étoiles, quand il s’agit de choses pratiques. Et
d’une façon générale, de quel droit oses-tu
critiquer An-Dhi ? Tu ne le comprends même
pas !
Pa-li acquiesce avec vivacité.
- C’est juste, Lha-ci, il ne le comprend pas !
Je me fâche.
- Ah oui. Toi tu le comprends
peut-être ?
Pa-li me toise avec dignité.
- Même si je ne le comprends
pas, je trouve beau ce qu’il dit.
Sán-dhor m’interpelle :
- Il a raison ! Reconnaissons que
tout ce qu’il dit, c’est bien dans notre langue. Il ne dit pas
n’importe quoi.
Je commence à me sentir mal à
l’aise.
- Parce que moi j’ai dit
n’importe quoi ?
- Oui, tout à l’heure.
Tout le monde l’a entendu. Tu as dit quelque chose comme
« ânerie ». Qu’est-ce que ça veut
dire ? Que veut dire « ânerie » ? Personne
ne connaît ce mot, tu l’as inventé, pour paraître
original, parce que tu aimerais te trouver à la place de An-Dhi, pourtant tu n’as même pas de barbe.
J’ai envie de répondre, mais
le mot me reste dans la gorge. Ils ont raison, ces gens, je n’ai pas fait
assez attention – à cette époque les ânes
n’existent pas, donc le mot ânerie n’a aucun sens.
J’aurais dû parler de bizonnerie ou de mammoutherie.
Et maintenant, indigné par
l’attaque, To-mi ouvre aussi la bouche, le
petit To-mi que je n’avais pas remarqué,
qui arrivait de derrière les montagnes, il parle dans une langue
miocène, et moi je lui ai encore fait donner une couverture en cuir pour
qu’il n’attrape pas froid. Il crie d’une voix
aiguë :
- Il ne sait même pas parler en
miocène et il veut nous impressionner ! Nous qui venons de
derrière la montagne ! Qui voulons restaurer la noble ancienne
langue miocène !
Je regarde autour de moi,
désespéré, heureusement je remarque quelques vrais amis
parmi les gens accroupis.
Ils me font des signes enthousiastes pour
me signifier qu’ils me soutiennent. Cela m’indigne de nouveau
et j’entame une vive
polémique, mais l’auditoire me fait taire. C’est An-Dhi qu’ils veulent entendre.
Plus tard un de mes amis me tire à
part et m’assure qu’ils
prennent mon parti. Il m’explique que l’hostilité a une autre raison que ce que je crois : simplement
ici il y a des positions partisanes, et je suis naïf de prendre la chose
à cœur. Je dois savoir que la grande fête de la Pêche
approche, et alors on fera solennellement brûler quelqu’un sur
l’autel sacrificiel. Or Lha-ci et ses amis ont
désigné un homme à eux pour cet honneur si
convoité, car après avoir brûlé la victime deviendra
un Totem. Mais eux, mes vrais amis, qui croient en moi et tiennent à
moi, ne toléreront pas qu’un autre que moi soit
brûlé, moi qui mérite le plus cette distinction.
Pardon ?!
Je crois qu’il est temps de me
réveiller.
Pesti Napló, 14 septembre
1930.