Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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CALORIES

J’ai toujours eu des problèmes avec ces calories. Cela fait des décennies que j’observe avec suspicion comment la science matérialiste manigance pour morceler les phénomènes fourmillants de la vie, afin de faire apparaître toute cette féerie comme une quelconque chose ordinaire, dont l’apparition, la direction et les opportunités pourraient être une fois pour toutes démontées en unités de chaleur et exprimées en quelques chiffres. La naissance de la vie présuppose tant et tant de calories, ce qui génère tant et tant d’énergie. Ce qu’on appelle vie ne serait qu’un simple processus de diminution et de rééquilibrage thermiques. À la fin tu as l’impression que ce qui s’est passé ici voilà cinq cent mille ans, depuis la flamme de l’allumette de la première cellule, ne serait autre au fond qu’une flamme qui se propage le long d’une boule rocheuse trempée superficiellement dans l’essence, une flamme verte sous forme d’herbes, d’arbres, d’animaux et d’hommes, pour faire ensuite silence comme dans une cheminée remplie de papier.

Est-ce que ces caloristes n’ont pas raté leur calcul quelque part ?

J’ai lu ce matin dans un journal allemand que le savant allemand que l’on sait a établi des données chiffrées définitives à propos des performances de travail que les profanes distinguent comme "physique" ou "intellectuel".

Naturellement en calories. Le travail intellectuel s’exprimant tout autant en calories que le travail physique, rien ne nous empêche de les mesurer à la même échelle. Ça, si on ne peut pas le faire avaler à mon fils écolier, on peut très bien faire admettre aux adultes que deux pommes plus trois abricots font cinq prunes.

C’est un résultat très décevant pour nous, ouvriers "intellectuels". Je vais vous révéler, à vous lecteurs, mais discrètement pour que Monsieur le rédacteur ne l’apprenne pas. D’après le savant allemand, la quantité calorique produite par une heure de travail intellectuel correspond tout au plus à cinq minutes d’époussetage – sa valeur est donc bien moindre que, disons, une demi-minute d’exercice physique ou, mieux encore : de bagarre.

C’est horrible. Que se passera-t-il si l’on apprend que le poids du papier sur lequel je dresse ces lignes représente une plus grande énergie que ce qui est écrit dessus – que tout le brillant feu d’artifice de l’esprit et de l’astuce que j’y ai investi vaut moins de peng… pardon, moins de calories, que le geste avec lequel le lecteur soulève son journal pour me lire.

Fort heureusement tout cela n’est que sottise.

Qu’on ne me raconte pas que les cinq minutes pendant lesquelles, disons, François Joseph a tout "bien réfléchi" il y a seize ans, en 1914, ne valaient pas, dans son impact et son résultat, un monde mis à feu et à sang.

 

Az Est, 14 septembre 1930.

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