Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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IL MARCHE, LE BÉBÉ…

Il marche, le bébé…

Droit comme un I…

Comme il est mignon… Ses petites jambes titubent… Il s’arrête, il lève des yeux timides, papillotants, autour de lui… Il n’ose pas faire d’autres pas… Il préférerait s’accroupir par terre… Oh, ces premiers pas !

Il marche, le bébé…

De grosses gouttes de sueur perlent sur le front du bébé… Il se retourne, il essaye encore en hochant la tête, le bébé… Il gratte sa tête chauve, il halète et marmonne pour lui-même, silencieusement pour que personne ne l’entende, il jure amèrement, il maudit ses bons parents, et il s’arrache les poils argentés de sa longue barbe, le bébé…

Car qui d’autre serait-il, le bébé, que toi et moi, nous tous, citoyens piétons de notre chère pouponnière, Budapest, le cher petit de maman Administration et de papa Transports Publics, que nos bons parents enseignent ces temps-ci à marcher, ou les font enseigner, en attribuant une nourrice auprès de chacun de nous, avec un képi sur la tête et des moustaches sous le nez.

Monsieur Nourrice est bienveillant mais sévère. Il veille sur toi : que ton imagination de nourrisson ne parte pas à l’aventure. Bien sûr, toi, avec ta petite caboche frisée, quand tu vois de l’espace libre devant toi où il n’y a ni voiture, ni tram, tu t’imagines aussitôt pouvoir traverser. Monsieur Nourrice te prend par le bras et te fait comprendre, bien sûr pas en paroles (que comprendrais-tu encore des paroles sages des grandes personnes, petit bêta ?), mais juste comme ça, en te poussant, ne va pas par là parce que ce serait trop facile et trop simple, mais va par ici où c’est compliqué et désagréable, d’abord à droite puis à gauche, comme les autres.

Dansons la capucine, y a pas de pain chez nous…

Et si ça ne marche pas autrement, pan pan, il le dira à ta maman, et tu seras privé de dessert.

Combien de fois tu t’es fait verbaliser, copain bébé ?

Moi, trois fois jusqu’ici.

Qu’adviendra-t-il de nous ?

Si on verbalise un chauffeur, la première fois on le sanctionne – la troisième fois on lui retire son permis.

Est-ce que je risque de me faire retirer mon permis de piéton ?

Remarquez, ce serait le plus simple. À quoi bon tous ces règlements compliqués, ici on ne peut pas, là on ne peut pas, on ne peut que là où je n’ai rien à faire ?

Au demeurant, on ne devrait pas du tout marcher dans les rues. On n’y fait que du désordre. On piétine tous ces beaux pavés.

Et puis cette vie familiale dépassée n’est plus du tout à la mode.

Les logements ne sont pas faits pour ça.

Neue Sachlichkeit.[1]

Pas de lit dans la chambre à coucher, pas de table dans la salle à manger, pas de baignoire dans la salle de bains et pas d’enfant dans la chambre d’enfants.

Vivat !

 

Az Est, 12 octobre 1930.

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[1] Soyons pratiques