Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ASSEMBLÉE GÉNÉRALE AU PETIT MATIN

Hallucination à la veille de la Semaine Hongroise

Le soir, quand je les ai retirées pour la première fois, je me suis rappelé ce que le commerçant m’avait dit.

- Regardez celles-ci, Monsieur. Comme elles vous siéent. Elles parlent, voyez-vous. Elles savent parler, ces chaussures.

Le début de ma vision s’est peut-être passé comme ça,  c’est avec ce souvenir que je me suis endormi.

Parce qu’en effet, au petit matin filtrant pâlement entre les volets, j’avais l’impression d’être en train de me réveiller ; la voix sortait tout d’abord par la porte du placard, du côté des chaussures. De douces répliques m’ont tout à fait réveillé. Le premier mot que j’ai pu déceler avec précision avait une coloration ironique, goguenarde.

- Bon, voyons voir… À ce qu’on dit, vous savez parler… Pourquoi ne dites-vous rien ?

Dieu sait comment c’est possible, mais j’ai immédiatement reconnu cette voix, pourtant c’était la toute première fois que mes oreilles captaient la parole des objets. Il n’y a aucun doute, c’est la voix de mes chaussures jaunes que j’ai achetées le mois dernier mais que je n’ai guère portées, or elles me plaisaient tant au début. À qui peut-elle bien s’adresser ?

Les pantoufles vertes s’en mêlent maintenant.

- Laissez donc, les pauvres !... Elles ne peuvent pas vous comprendre…

- Elles ne peuvent pas ?

- Attendez, je parle leur langue… mes semelles ont été fabriqués à Chelsea. How do you do, old fellow ?

Tiens… ce sont mes chaussures achetées hier qui répondent !

Thanks. I am so bored. My toe aches to me.[1]

LA PANTOUFLE : Elle dit qu’on lui fiche la paix, sa chaussette russe lui fait mal. De toute façon, cessez de la ramener avec vos lacets, c’est la jalousie qui vous a fourgué la jaunisse, parce que vous avez coûté deux fois plus cher.

LA CHAUSSURE JAUNE : Ça, c’est bien vrai. Ça durera jusqu’à quand si dès le premier jour la chaussette russe me fait mal ?

UN BAS : Das werde ich mir ausgebeten haben. Mein Chef trägt keinen „chaussettes russes.[2]

LA CHAUSSURE JAUNE : Qu’est-ce qu’il radote celui-là ?

LA PANTOUFLE : Que vous devez arrêter d’insulter tout le monde… (Doucement.) Ne l’irritez pas… vous avez peut-être raison, mais… ma femme…

LA CHAUSSURE JAUNE : Taisez-vous, pantoufle ! Vous n’avez pas honte, fabrication de Szeged que vous êtes, vous vous rangez du côté de ces étrangers ! C’est pourquoi nous n’arrivons pas à nous enrichir, nous nous laissons écraser par les marchandises d’importation.

LE PARDESSUS (chuchote à l’oreille du smoking) : Elle n’a pas tort, mais qui ose le remarquer ? Nous par exemple, nous avons été estampillés d’un label anglais, et nous devons faire semblant de ne pas parler le hongrois, pourtant (il donne un coup de coude à son voisin) nous nous connaissons bien, hein ? Que voulez-vous, la mode est reine !

LE SMOKING : Veuillez ne pas me bousculer, je risque de tomber de la patère.

LE PARDESSUS : Regardez-moi ce délicat ! Allez-vous faire pendre !

UNE CRAVATE : Qu’est-ce qu’il dit ?[3]

UNE BRETELLE : kesse quil dit, kesse quil dit… On ne peut pas vivre dans une Babel pareille !... On ne comprend pas ce que disent les autres… Il serait grand temps de prendre le problème à bras-le-corps, si personne ne nous aide… Il faut convoquer le parlement des articles de l’industrie hongroise… Tous ces étrangers nous empêchent de vivre, de nous développer… C’est ça le problème, voyez-vous… Si on pouvait nous mettre sous un même chapeau…

LE BORSALINO : Chi parla qui da me ?[4]

LA BRETELLE : Et toc !

UN GANT (d’une voix perçante) : Je proteste contre le chauvinisme !... Vive la libre concurrence !

LA CEINTURE : Qui lui a mis ça dans le crâne ?

LA BRETELLE : Nous devons être solidaires, camarades… Nous devons nous organiser contre l’import, sinon…

UNE PIPE ANGLAISE : C’est juste ! C’est juste ! Vive l’industrie hongroise !... (Étonnement général.) Aïe, j’ai dû dire une bêtise… Tant pis, de toute façon ce n’est un secret pour personne que je suis l’œuvre de mains hongroises… Je vous propose de fonder une conférence pour la protection de l’industrie hongroise… Élisons pour doyen d’âge la Broderie Rustique à la Kalocsa, ou la Pelisse Chamarrée…

LA PELISSE CHAMARRÉE : Niemam niechta… (Ébahissement général.)

LA BRETELLE : Évidemment… J’aurais dû m’en douter… Celle-là, on la falsifie et on la revend comme authentique folklore hongrois… Ce qui se passe est hallucinant, Messieurs Dames… On ne nous entend pas…

LA RADIO : « Allô, allô, ici Budapest… »

LA CHAUSSURE JAUNE : Celle-là parle le hongrois, pourtant elle ne comprend même pas ce qu’elle dit… Elle n’a pas été fabriquée dans notre pays, elle coûte deux fois plus cher, et elle est moitié aussi bien que l’équivalent hongrois…

LE GRAMOPHONE (fait le mystérieux): Si nous, gramophones, savions parler…

L’AMPOULE ÉLECTRIQUE : Que la lumière soit, Messieurs Dames, je vous dirai moi ce qui ne va pas… Le problème est que les industriels hongrois ne savent que produire, mais ne connaissent pas la manière de rendre la marchandise hongroise populaire, désirable. Le producteur étranger sait fort bien que vendre sa marchandise est un art aussi difficile sinon plus, que la fabriquer. La psychologie de la mode est gouvernée par l’art de la diffusion et de la publicité… C’est là-dedans que nous avons pris du retard, pas ailleurs…

UN VOLUME DE WELLS : C’est juste, on peut lire cela chez moi, dans ma quatrième feuille in-octavo… Mon auteur avance l’idée qu’une bonne réclame est une véritable éducation populaire… Celui qui la fait doit être un artiste, un instituteur, un écrivain…

LA MONTRE GOUSSET : Tic… Tac… Si je ne me trompe pas, notre hôte est aussi une sorte de scribouillard… Ne pourrait-il pas nous faire de la réclame, pour la défense de l’industrie hongroise ? Tic… Tac… Il est temps de…

LE COUPE-PAPIER : Il faudrait en parler à son outil…

LA MACHINE A ÉCRIRE (ironiquement) : À Waterman ?

LE PORTE-PLUME (d’une voix forte) : C’est cela, à moi. Il est vrai que je suis d’origine anglaise, mais à part les mots hongrois, je n’ai jamais craché encore d’autres encres. Faites-moi confiance – j’écrirai l’article avant demain matin : et nous verrons si nous sommes capables de faire un charivari aussi habile et influent pour notre propre industrie que l’étranger pour la sienne – si notre industrie de réclame est oui ou non capable de tenir tête à l’étranger, en matière d’imagination, de joie de vivre, conviction, bonne volonté et talent ! (Il se redresse et se met à tracer des lignes rapides sur la feuille de papier, sur la table.)

 

*

 

En m’approchant le matin de mon bureau, j’ai trouvé cet article tout fait.

 

Pesti Napló, 18 octobre 1930.

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[1] Merci, j'ai des problèmes, j'ai mal à l'orteil.

[2] Je vous interdis de dire ça. Mon chef ne porte pas de chaussettes russes

[3] En français dans le texte.

[4] Qui parle ici de moi?