Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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EXTINCTION DES FEUX DE BIVOUAC

Crépuscule des guetteurs de miracle

68-extinction lepuis la barque de Noé de la paix, à bord de laquelle douze apôtres militent pour l’idée de plus en plus impopulaire qu’être pacifiste ne signifie pas aspirer à une paix arrachée par la guerre, mais empêcher la guerre – de ce navire en train de couler des fusées de plus en plus pâles partent vers l’amas de nuages de plus en plus dense. Ce ne sont plus des SOS, mais des rapports sur la situation.

Et dans ces rapports on ne voit plus de confiance en l’omnipuissance de l’Esprit. Ce pauvre Tolstoï enthousiaste a été le dernier à croire que la voix de la vérité surmonte le murmure des canons – « Arrêtez-vous ! » – a-t-il hurlé, les bras levés, au milieu de l’orage, avec l’optimisme inébranlable de la bonne volonté qui déplace les montagnes. Ses descendants et ses disciples ne se sentent pas même la force de détourner le moindre vent qui s’élève – ils se métamorphosent de colombe de la paix en farouche oiseau de malheur, plutôt que d’une couronne d’épine apostolique ils se contentent du rôle plus confortable de vaticinateur.

 

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H. G. Wells déclare avec des haussements d’épaules résignés que pour sa part il considère que sa vie a été plutôt ratée. Cela fait dix ans qu’il lutte pour la paix dans chacune de ses pages, il a travaillé dix heures par jour, il a cessé d’écrire des belles lettres, lesquelles « auraient pu lui garantir l’honneur durable d’un bon écrivain amuseur de second rang » (sic !). Alors qu’ainsi on lui a collé le stigmate infamant de propagandiste, on écoute soupçonneusement chacun de ses mots, et désormais « même si j’écrivais un chant du rossignol, on le prendrait pour de la propagande ». Pourtant il aurait mieux fait de fredonner des chants de rossignol, il aurait au moins pu faire taire ses auditeurs pour quelques minutes, alors qu’en dix ans de travail assidu il n’a pas pu obtenir qu’on fabrique une unique cartouche en moins, et il est douteux qu’il puisse repousser d’une seule seconde l’éclatement de la catastrophe. (Par ailleurs Wells remarque aussi ce que j’ai démontré à plusieurs reprises, qu’il arrive à l’art pacifiste démonstratif, aux pièces de théâtre, aux films contre la guerre, et aux romans de guerre horrifiants, de se retourner contre leur objet.)

 

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Romain Rolland, lui, dans ses manières en partie onctueuses, en partie pédantes se réfère à des "causes psychiques" lorsque, justement dans sa vision sombre de l’avenir, il renonce à clamer les conditions de l’objectif souhaité pour expliciter plutôt les causes,. Il parle du « désir fou de mort de l’humanité » qui doit immanquablement se défouler. Donc, résignons-nous, ce sera une guerre horrible, elle va décimer toute l’humanité, rejeter plusieurs siècles en arrière les progrès de la culture et de la civilisation, mais tout finira par s’arranger. (Cette paire de jumelles inversée qu’il nous place entre les mains, va faire un peu dérailler le temps, mais on peut s’y faire – il rapporte que désormais nous nous souviendrons du triste avenir familier, et écrirons des utopies sur le lointain passé brillant.)

 

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Et puisque nous ne parlons pas d’objectif mais de cause : comme tant de fois, cette fois encore, Chesterton dans son expression claire, souple et dure, son interprétation paradoxale et surprenante mais d’un sens clair et évident, met dans le mille, avec son article récent. Après l’avoir lu, nous percevons l’impression concernant les autres déclarations que la métaphysique est une bien belle chose, mais quant à ses causes, quant à savoir pourquoi cette génération court vraiment vers la guerre, il est inutile d’en chercher les causes dans le vieux désir de mort de l’humanité, dans les lois de l’évolution divisée en périodes, dans les résultantes fatales de lignes de force et d’effets réciproques.

Pour lui, la cause est simplement à chercher en ce que cette génération est, non seulement par rapport à l’avenir imaginé, mais aussi en comparaison avec les générations précédentes que nous connaissons, incroyablement et horriblement stupide, inculte et imbécile. En dépit de la raison, de la reconnaissance de la vérité, des "passions mystérieuses et gigantesques" surestimées, elle serait bel et bien apte à retenir l’Europe d’actions écervelées, mais cette génération n’est apte pas même à saisir les preuves d’une vérité déjà reconnue et servie pour elle, la déduction d’une équation depuis longtemps résolue, il n’est même pas question d’avoir à la résoudre. C’est une génération de mauvais élèves, ce n’est pas la peine de perdre son temps pour elle, qu’elle aille au diable, qu’elle mange ce qu’elle a cuisiné. « Je pourrais prouver, dit Chesterton, plus clair que le jour, que nos fils sont plus imbéciles que n’étaient nos pères : et mon affirmation n’est que mieux justifiée par le fait que le lecteur contemporain n’écouterait même pas mon argumentaire jusqu’au bout. » Et il ne l’écouterait pas jusqu’au bout, non qu’il ne soit pas capable de le deviner de lui-même, mais parce que ça l’ennuie – et ça ne l’ennuie pas parce qu’il est ennuyeux, mais parce qu’il ne le comprend pas. Le discours de la raison ne parle pas hottentot pour cette génération – cette génération adore les blagues mais déteste l’esprit. « Je reconnais que Lloyd George parle d’une façon plus amusante que Cobden, mais je le soupçonne d’être amusant non parce qu’il a plus d’humour, mais parce que son public veut s’amuser. » Or personne ne se rend compte que seul un homme spirituel est capable de s’amuser tout seul – celui qu’il faut amuser n’est qu’un pauvre âne à tête vide : c’est le secret du succès des amuseurs en vogue – les ânes sont nombreux, le succès est grand. Une erreur de notre temps ne serait pas grave, car on peut convaincre celui qui s’est trompé – cela hélas ne vaut que pour celui qui s’est trompé mais est néanmoins capable de suivre mon raisonnement. L’enfant de notre époque est incapable même de ce travail intellectuel primitif que la psychologie appelle concentration. « Il se contente ainsi de s’amuser – mais il est aussi possible de s’amuser si je m’endors au milieu de l’argumentaire, et je ne me réveille qu’au moment où le conférencier dit une bonne blague. » Nous sommes ainsi avec les slogans aussi. « Une seule phrase a perduré de tout le programme politique de Asquith : attendons et nous verrons – cela a suffi pour assurer son immortalité. »

Nos pères ont admiré Darwin et nos fils admirent Einstein – la différence est que sous l’influence de Darwin nos pères se sont mis à étudier la biologie afin de lutter pour ou contre lui – alors que nos fils ne s’occupent pas de mathématique sous l’influence d’Einstein. « En leurs temps ils parlaient de Darwin parce que beaucoup de gens parlaient de darwinisme – en notre temps on parle d’Einstein parce que beaucoup parlent d’Einstein. Darwin a mis la biologie à la mode, mais Einstein n’a pas mis à la mode l’astronomie. » « De nos jours je trouve de plus en plus rarement un homme voulant me prouver quelque chose, et de plus en plus souvent des gens qui m’assurent que la chose est prouvée. » Et enfin : « il est possible que nos pères coupaient les cheveux en quatre, mais au moins leur cerveau était un instrument apte aux arguties. Et s’il est plus radical et plus simple de te faire assommer par un gourdin que laisser couper en quatre un seul de tes cheveux, cette opération n’est nullement la reconnaissance d’une meilleure qualité de ta tête. »

 

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Il est possible qu’il s’agisse effectivement de débilité mentale – si ça doit aller mal c’est parce que l’époque est si stupide qu’elle ne sait pas faire la différence entre la guerre et la paix.

Hier soir j’ai feuilleté Shakespeare (Conte d’hiver, dans la belle nouvelle traduction de Kosztolányi). Pour la première fois j’ai essayé de comprendre le style shakespearien, au-delà de l’intérêt de la jouissance de la poésie, la dialectique shakespearienne, non pour le plaisir du génie du poète, mais du point de vue de son contact avec son public, en reconstituant à partir de cette dialectique le public auquel il s’adressait.

Quelles pensées raffinées, quelles structures compliquées de phrases, d’images et de mots, pour étayer ces métaphores bien choisies, originales, pleinement pertinentes – quelles acrobaties logiques et esthétiques, cérébrales et sentimentales, intellectuelles et sensuelles, riches en contenu comme en forme, de cette âme athlétique ! Mais ce n’est pas le spectacle qui compte, bien plus l’exécution – que d’expertise et de compétence sont nécessaires pour que nous puissions jouir de cette exécution pendant le déroulement du spectacle rapide comme l’éclair ! Un homme ordinaire doit s’arrêter même pendant la lecture, il doit stopper le déroulement de la bobine, ralentir l’image, comme celle du brillant chevalier, pour saisir la beauté du détail – mais Shakespeare écrivait sur la scène, pour le public du théâtre : quel public avait-il,  pouvait-on compter que celui-ci comprenne tout dans la projection originale, l’analyser et l’apprécier dans le tempo de la diction théâtrale fidèle à la vie ?

Il faut croire que ce public avait un esprit légèrement plus rapide que celui d’aujourd’hui.

 

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Un miracle ?

Mais que pouvons-nous faire si y croient seuls ceux à qui le miracle n’est plus d’aucune aide ?

 

Pesti Napló, 26 octobre 1930.

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