Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
BÉLA RADICS, GALLI CURCI, ZEILEIS[1]
Contribution
à la psychologie des masses
« Bien
que flotte la galère
La masse
d’eau dessous, colère,
Le
maître c’est l’eau… »[2]
Galère et
colère.
Je fredonne la rime ci-dessus, je
médite sur son contenu, mais je reste hypnotisé par la rime, au
bénéfice de la rime je suis enclin d’accepter le
troisième vers sans rime comme enseignement moral et justification des
révolutions politiques.
Galère et colère.
Ou plutôt…
Je viens de comprendre que ce n’est
pas en ce moment que je l’accepte. Je l’ai déjà
accepté quand j’avais quinze ans, quand j’ai fredonné
pour la première fois « galère et
colère ».
Et puis ceci :
« Aujourd’hui le peuple demande, ne tardez pas et donnez
vite ! – Ou bien ne le savez-vous pas, le peuple peut être
terrible ?![3] » Voilà ce que
symbolisaient la galère et la colère, et moi, sans mot dire, le
cœur palpitant, j’acquiesçais. La volonté du peuple,
le jugement de la foule – tout compte fait, depuis cet âge je
n’ai jamais vraiment révisé ma position, ma foi
d’enfant, alimentée d’abord par la galère et la
colère, plus tard par l’histoire de
*
Il n’est pas conseillé de trop
approfondir ce sujet, car dès qu’on place des
éléments d’opinions poétiques un à un sous le
microscope, on doit s’attendre à des ennuis.
Tout d’abord – en ce qui
concerne la galère, et puis l’eau, pour établir quel est le
maître…
Je crois savoir que de nombreuses
galères ont été renversées et emportées par
des vagues en furie. En particulier au temps des vieux bateaux à voile.
Je ne dis pas, quelques Titanic aussi ont été malmenés,
mais relativement substantiellement moins souvent. Le Zeppelin n’a pas pu
être rattrapé, et finalement plus de bateaux ont pu traverser
l’océan qu’être engloutis. Vue d’ici,
En ce qui concerne l’autre
moitié,
Cela est vrai.
Mais est-elle aussi majestueuse, dans chaque cas ?
*
On a coutume de la qualifier d’imprévisible.
Cela n’est pas sûr non plus.
Supposons qu’elle le soit.
Qu’elle ne soit pas facilement prévisible et calculable, c’est
incontestable. Mais autrefois la loi de la gravitation et la vitesse de la
lumière n’avaient pas été calculées non plus
– il a fallu d’abord apprendre, comprendre, additionner beaucoup de choses.
On peut supposer que l’âme de
la foule est régie par une loi, car plus une foule est grande
(ça, on le sait par l’expérience), plus elle ressemble dans
ses manifestations et ses mouvements à une matière inerte,
autrement dit plus les lois de la mécanique ordinaire s’appliquent.
Deux personnes peuvent partir dans deux directions différentes, selon
leurs occupations – mille personnes ensemble, en revanche, ne peuvent
partir que dans une seule direction : elles sont dirigées par une
sorte d’inertie, indépendamment des volontés individuelles.
Par conséquent, si la science finit
par dégager une loi qui déterminera aussi l’âme, il est certain qu’elle déterminera
plus tôt la loi de l’âme de la foule, que celle de
chaque individu.
Elle ne trouvera peut-être jamais
celle de l’âme individuelle. Dieu merci. Car si celle-ci est
cherchée, c’est que certains y sont
intéressés ; l’âme elle-même, cette
âme dont l’essence est la recherche elle-même, cesserait
d’exister à l’instant même où il n’y
aurait plus rien à chercher.
Mais la loi de l’âme de la foule sera un jour gravée dans une
thèse par quelque âme
humaine victorieuse. Notre rôle modeste mais important est de
collecter des données.
En voici donc quelques-unes.
*
Cent mille personnes à
l’enterrement du premier violon tsigane Béla Radics.
Cent mille personnes au cimetière.
Elles se bousculent et jouent des coudes, se piétinent. Trente-six
blessés.
Que veulent-elles ? Pourquoi y
sont-elles allées ? Quel événement sensationnel
avaient-elles flairé ?
Il faudrait le demander à chacun
individuellement. Alors il s’avérerait que les arguments
additionnés donneraient un résultat exactement contraire,
l’opposé de chaque motivation individuelle fournie comme
explication. Ou encore, et c’est étrange, cela ne donnerait aucun
résultat acceptable comme raisonnable.
Au moins quatre-vingt-dix personnes sur
cent déclareraient y être allées parce qu’elles
savaient qu’il y aurait foule, et voir une foule est amusant.
Mais ces quatre-vingt-dix mille personnes,
comment savaient-elles qu’elles-mêmes comprises il y aurait cent
mille personnes au cimetière, alors qu’elles y sont allées
pour voir une foule de dix milles seulement ?
Bref : s’il y avait beaucoup de
monde, c’est que chacun croyait
qu’il y aurait beaucoup de monde.
Faut-il exemple plus probant pour attester
la force créatrice de la foi ?
D’un autre côté,
l’autre parabole biblique semble également être
justifiée : la foi nécessite simplicité et
naïveté.
Un confrère journaliste rapporte
qu’à son retour, dans le tram, il a interviewé une bonne dizaine de citoyens sur cet
événement extraordinaire. Tous ont condamné avec la plus
grande sévérité « cette plèbe stupide
affamée de sensationnel », rassemblée en si grand
nombre. Et aucun n’a remarqué que ce rassemblement était
devenu possible parce qu’eux aussi s’y étaient
associés.
Galère, colère.
*
Madame Galli Curci
fait un four au Théâtre de
Après coup évidemment chacun
se demande ce qui a pu lui arriver, elle aurait perdu son talent ou quoi ?
Naturellement c’est en elle
qu’on cherche la faute, et personne ne songe à examiner d’un
peu plus près la grande popularité précédant la
venue de sa personne, sans quoi il serait apparu que ce n’est pas
l’artiste qui s’était trompée, mais la foule
majestueuse et infaillible – la galère n’y peut rien,
c’est la colère qui est fautive.
Excusez-moi, vous allez peut-être me
massacrer, ou pire, je serai méprisé par les critiques musicaux
– je possède aussi chez moi tout un tas de disques de Galli Curci. Quand je les écoute une première fois,
je me dis qu’elle chante vraiment bien cette Galli Curci,
elle chante aussi bien que les autres bonnes cantatrices, elle est donc
très bonne parce que les autres aussi le sont.
Mais après brusquement on
n’entendait plus à Budapest que le seul nom de Galli Curci. Et comme tout le monde l’entendait, tout le
monde le répétait – ensuite on l’entendait parce
qu’on l’avait répété, mais on ne s’en
apercevait pas, à la manière de l’apprenti cordonnier
d’autrefois, qui pour tuer son ennui fait répandre la nouvelle
qu’une morue vivante se promène à pied le long de
l’Avenue Andrássy, puis en fin de journée, quand la
nouvelle lui revient, il oublie en avoir été la source, il jette
son tranchet et court Avenue Andrássy pour admirer la morue qui
s’y promène.
Il n’a fallu qu’un an pour que
tout le monde adopte sa propre fiction qu’il existerait une Galli Curci, et derrière elle il y aurait un grand vide,
et toutes les autres soprani coloratur du monde viendraient loin
derrière.
Et maintenant bien sûr les gens
s’étonnent et même s’indignent que Galli Curci existe bel et bien et les autres bonnes cantatrices
existent aussi, c’est seulement le grand vide qui n’existe nulle
part. Or c’est Budapest qui avait inventé ce grand vide. Galli Curci a parfaitement raison quand dans une interview elle
rejette l’insatisfaction de Budapest – elle n’avait jamais
prétendu être une acrobate et sauter plus haut que les autres.
Peine perdue, la foule ne lui pardonnera jamais sa propre imagination et ne
reconnaîtra jamais que non seulement le plus grand, mais même le
plus petit talent est plus estimable et plus respectable que cette stupide
illusion.
*
Tant pis pour elle, pourquoi
n’a-t-elle pas fait comme Monsieur Zeileis, le
docteur miracle de Gallspach. Bien sûr, les
hommes aussi modestes que Monsieur Zeileis sont chose
rare. Lui, il a reconnu qu’en matière de médecine il
n’a pas le moindre talent et qu’il ferait mieux de se soumettre
à l’imagination de la foule. Il n’y a aucune raison de lui
en vouloir pour autant, ce n’est pas de sa faute – ce n’est
absolument pas lui qui avait inculqué la foi des gens en lui, au
contraire, il a lui-même été créé par la foi
des gens.
La faute est à chercher dans cette foi – dans cette foi à
laquelle la science médicale a beau expliquer depuis cinq cents ans que
même une poule aveugle peut trouver une graine – cette foi, Dieu
sait pourquoi, s’entête à croire que seule une poule aveugle trouve une graine.
*
Galère, colère…
On raconte… on raconte…
Pesti
Napló, 6 mars 1930.