Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher les textes en hongrois

DEUX ÉCRITS

 

I.

Soliloque[1]

Je sors des bains, je me rhabille dans la cabine, j’ai fermé la porte. Derrière la porte se trouve le garçon de cabine avec qui je suis en conversation. J’adore converser, je ne manque pas une occasion, sauf si c’est impossible. Le plus volontiers, si j’écoutais mon instinct, j’arrêterais le premier venu dans la rue : en tout cas je le regarde avec affection et encouragement, au cas où c’est lui qui m’adresserait la parole, juste comme ça, sans propos, pour s’enquérir de ma santé, et moi je pourrais lui demander son avis sur l’existence.

Avec le garçon de cabine c’est possible, donc nous conversons à travers la porte.

- Eh oui, l’été tire à sa fin.

- Ce n’est plus le véritable été. Le soleil brille encore. Mais sans autant d’éclat.

- De quoi vous occupez-vous en hiver ?

- Je serai ouvreur au cinéma cette année.

- C’est pas mal. On ne s’y ennuie pas. Vous pouvez regarder les images, gratis.

- On peut s’y faire. Mais imaginez : on voit vingt fois le même film.

- Ce n’est pas grave si l’image est belle. Il n’y a que les mauvais films dont on a vite assez. On peut en avoir assez du parfait au café et de l’ananas chaque jour, on ne peut pas en avoir assez du pain. On peut en avoir assez du bien-être, de la femme, de l’argent – mais pas de l’air qu’on respire, et on n’en a pas assez du soleil qui se lève chaque matin de la même façon car ce sont des choses bien, justes, parfaites ; on peut en avoir assez d’une rengaine, mais jamais des rhapsodies de Liszt.

Il ne répond rien.

Médite-t-il sur la sagesse que je viens d’énoncer ou ne l’a-t-il pas comprise ? Dans une bienveillance condescendante, je lui laisse le temps de digérer la chose, puis je lui demande magnanimement :

- N’ai-je pas raison ?

Il ne répond pas.

Tiens, tiens, mes mots l’auraient-ils tant ému ? Ou serait-il d’un avis différent, mais trop bien élevé pour me contredire ? Quel homme fin, plein de tact.

- Donc vous pensez que je me trompe ?

Pas de réponse.

Et alors je passe un regard fureteur par-dessus la porte et je comprends pourquoi il ne répond pas. C’est tout simplement qu’il n’est plus là, dès le premier mot de ma méditation péripatétique quelqu’un a dû l’appeler pour qu’on lui apporte une cuvette.

Je rentre vite ma tête, je toussote, je me racle la gorge, je me mets à lacer mes chaussures avec zèle, je sifflote même, je me fais croire que je n’ai rien aperçu – peine perdue, le sang me monte lentement à la figure, c’est plus fort que moi.

Devant qui ai-je donc honte ?

Pas devant le garçon de cabine puisqu’il n’a pas entendu qu’il n’a rien entendu. Ni lui ni un autre n’ont été témoins de cette scène comique : quelqu’un soliloquait comme les cinglés.

À défaut d’autrui, c’est devant moi-même que j’ai honte.

Ou plutôt devant celui qui, tel un censeur, habite en moi, godelureau poseur, qui se donne des airs, qui refuse de lier conversation avec moi si en toute situation je ne me donne pas un air de supériorité, voire quand je me ridiculise devant lui, tel un dandy qui se casse le nez.

C’est pour cet imbécile que je fais semblant d’être occupé de mes lacets, plutôt que de rire un bon coup à mes dépens.

N’ai-je pas raison ?

Ai-je peut-être tort, cher lecteur ? Pardon ?!

Personne, pas de réponse…

Peut-être que le lecteur, pendant que je lui parlais, se trouvait devant une autre cabine, un autre article, et moi…

Je m’en fiche ! Tant pis pour lui, pas pour moi !

 

II.

Divine providence[2]

Vous ne pouvez pas être confiant et optimiste si vous ne croyez pas en la divine providence et si vous qualifiez le miracle de hasard– dit le saint homme. – C’est seulement celui qui a beaucoup vécu, qui a traversé des épreuves, qui sait ce que cela signifie dans les minutes décisives, quand il s’agit de la vie ou de la mort, la survenue de ce hasard qui résout la situation, alors que tout semblait perdu… À votre santé.

Le saint homme sirota avec modération son eau-de-vie d’abricot.

- Racontez-nous, mon père – l’encourageai-je, me doutant bien que nous allions assister à quelque aventure africaine.

Après une courte méditation, il se lança résolument.

- Cela s’est passé sur la rive du Zambèze, dans la forêt vierge…  Je m’étais éloigné des autres chasseurs, j’errais seul entre les lianes enchevêtrées… Brusquement un violent cri de guerre transperça le redoutable silence, et l’instant suivant un gorille demi nu, ensauvagé et dépourvu de tout sentiment humain, surgit ente les arbres, claquant des mâchoires dans ma direction, et triturant sa longue barbe dans sa fureur… Il était sur le point de se jeter sur moi lorsque le sifflement strident d’une flèche fendit l’air, perçant en plein cœur la trompe de l’orang-outang enragé et gesticulant… À la suite de l’orang-outang des nègres peinturlurés de rouge surgirent de la forêt et se lancèrent à ma poursuite. Je réussis à leur échapper, je me suis blotti dans les roseaux, mais à ce moment toute la forêt prit feu sous l’effet de l’insupportable chaleur… Je dus fuir, un seul sentier était praticable, et derrière moi ces Mongols en furie et la forêt en flammes… Le sentier conduisait à la rive du Niger comme je vous l’ai déjà dit. J’étais presque sûr de me trouver en sécurité si j’arrivais à traverser le fleuve à la nage… Car faire demi-tour signifiait aller à une mort certaine… Hélas traverser n’était pas possible. Dès que je me suis jeté dans les flots, neuf crocodiles m’entourèrent avec des clapotements épouvantables, me coupant le chemin du salut… Un pas de plus et ils me dévorent…

- Et alors ? – pressâmes-nous le saint homme, en remplissant son verre.

- Alors ? – se demanda-t-il aussi à lui-même, comme étonné d’être sorti d’un tel traquenard.

Nous devînmes plus exigeants.

- Et alors ?

- C’est alors – l’homme sage éleva la voix – c’est alors qu’intervint la divine providence.

- Peut-être un gypaète barbu ?...

- Pas du tout ! Dieu n’a pas besoin de solutions artificielles de ce genre. À la dernière seconde, lorsque les crocodiles allaient ouvrir leur gueule béante, il s’avéra…

- Il s’avéra ?

- Il s’avéra que de tout ce que je vous ai raconté il n’y a pas un mot de vrai. C’est ainsi que je me suis sauvé de cette situation infernale, grâce à la sagesse insondable du Seigneur.

 

Pesti Napló, 7 novembre 1930.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Chronique presque identique à une nouvelle parue dans le recueil Instantanés.

[2] Chronique identique à une nouvelle de même titre parue dans le recueil Images animées.