Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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« C’EST TOI MA DOULEUR… »

Les vitrines du grand magasin ont déjà revêtu leur magnificence de Noël, les marchandises s’offrent sur de petits tréteaux mis en scènes, moussent les soies bon marché, des dames poupées en tenue de soirée se dressent sur la pointe des pieds dans une pose futuriste, elles font étinceler le sourire de cire de leur visage sélénite à la lueur des lampes au mercure.

Une foule s’agite devant une vitrine, un enfant bouche bée, émerveillé se fait tirer par sa nurse, l’heureux fainéant des rues latérales passe du bon temps en sifflotant, les mains dans les poches.

Plus loin, un gamin grelottant s’est niché sur un escalier voisin, il vend des chansons, ou plutôt seulement les paroles, sur du papier jaune et rouge, il s’est installé ici, à la lumière, où les passants sont toujours nombreux.

Pour leur donner envie d’acheter, il chante.

Son programme est composé de rengaines usées.

Quand je m’arrête à proximité, faisant semblant de regarder la vitrine pour ne pas le déranger par ma curiosité, il en est à ce tube à la mode :

 

                        C’est toi mon bonheur,

                        C’est toi ma douleur…

 

Une chanson d’amour roucoulante. Dans l’opérette dont elle sort elle est chantée à son élue par un homme en queue-de-pie, une sorte de violoniste virtuose en tournée mondiale, une célébrité.

Le nez du petit marchand de chansons est déjà bleu et vert de froid. Il balance les mots d’amour avec un immense sérieux et une profusion de sentiments, il exorbite les yeux, ses frissons tombent à pic, il les inclut dans le trémolo de son chant.

Manifestement il prend à cœur ce qu’il chante, bien plus que le comédien que j’avais entendu. Son cœur est sincère et pur, c’est seulement sa voix qui est fausse.

« C’est toi mon bonheur, c’est toi ma douleur » - frissonne-t-il avec recueillement, en tournant les yeux vers tous les passants, s’élançant presque vers les personnes plus pressées, pour les rattraper.

Une petite vieille le heurte.

« C’est toi mon bonheur, c’est toi ma douleur… » - lui hurle-t-il à la figure.

Un petit garçon barbouillé s’arrête, l’écoute avec admiration.

« C’est toi mon bonheur, c’est toi ma douleur… » - chuchote-t-il au petit garçon et il lui tend une feuille, mais le petit s’enfuit.

Un vieil asthmatique bedonnant, peut-être un avocat.

Peu importe. Lui aussi est bonheur et douleur.

Tout le monde. D’un amour universel il embrasse le monde sur son cœur.

Une feuille coûte deux fillérs.

 

Az Est, 30 novembre 1930.

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