Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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ENTRE AUTRES

Exercice de plume

Pardon… Vous permettez ? Pour une fois comme ça, sans sujet précis. Sans préciser un genre. Sans donner un titre, un fil conducteur autour duquel la loi voudrait que se rassemblent des mots cristallisés sur les associations d’idées de la ronde des expériences, des spéculations et des notions, des ondulations des sentiments et des passions, un corps géométrique défini, caractéristique de l’objet : l’opus.

Appelons mon billet ainsi : un intermezzo.

J’emprunte ce terme à la musique, là il signifie autre chose, mais ici il est mieux utilisable. Notre métier (peut-être parce qu’il est plus complexe et plus multiple) ne le tolère pas, il le qualifie de débraillé, il n’aime pas laisser passer devant le lecteur ce produit artistique germé du simple instinct de l’exercice de notre métier que la musique et les arts plastiques ont rendu dans leur domaine pour ainsi dire présentables devant sa majesté le public, les ont fait admettre comme des genres, et ont pu ainsi se permettre le luxe altier de l’appeler franchement ce que c’est : étude, exercice des doigts, esquisse au crayon, "tête d’étude", "radierung"[1], et ainsi de suite – autant de choses qui stricto sensu sont des affaires privées professionnelles de l’artiste, des secrets d’atelier. Mais parce que dans ces exercices, dans ces préparatifs et ces tentatives, avec lesquelles l’artiste a l’habitude de préparer "son œuvre", voire parfois l’esquisser dans ses grandes lignes, se retrouvent souvent des détails plus accomplis, plus plaisants,  dans l’exercice de l’évaluation de la création artistique, l’idée s’est répandue que ces esquisses sont précieuses, et il peut arriver, dans des époques admiratives, qu’un dessin de Da Vinci, une étude de Munkácsy, valent plus cher que la composition à laquelle ils étaient destinés (peut-être est-ce parce que dans son atelier l’artiste s’est laissé aller sans retenue, avec plus de courage, à son imagination, son envol n’étant pas freiné par le trac de la scène).

 

Mais comme je disais, en littérature cette coutume n’existe pas, par conséquent l’expression "exercice de plume" portée dans mon sous-titre sonne étrange et bizarre. Les soi-disant surréalistes ont bien essayé d’octroyer droit de cité à une idée de ce genre : lorsque l’écrivain laisse libre cours à ses visions et à ses réflexions qui s’ensuivent, cela devrait compter comme écrits artistiques ; mais il en est résulté non du surréalisme, mais une grande confusion, une réel brouillaminisme, on s’est trompé sur l’essentiel. En effet, l’art de condenser n’est pas la forme mais le fond de l’écriture – ce fond détermine aussi bien sinon mieux l’état de l’inspiration pendant la composition de l’esquisse ou en phase imaginative, qu’au moment de la création de l’œuvre. (Curieusement ce principe de condensation s’exerce dans ces écrits surréalistes mal conçus  par une voie détournée, de façon telle que plus longuement et plus interminablement l’écrivain verse ses "libres associations", plus ses phrases deviennent courtes, si bien que cette écriture en courtes phrases est quasiment devenue le langage obligatoire des longuets écrits surréalistes.)

 

Intermezzo. Étude. Sonate au piano des pensées. Une sorte d’accordage. Des gammes virtuoses sur les cordes des nerfs, parmi des souvenirs, des désirs, des sentiments – et les touches des mots s’ébranlent. Ou, à l’envers : tu frappes les touches des mots, tu les accordes selon les lois de l’harmonie, et le jeu démarre sur les cordes de ton âme et de ton esprit. L’un est prose, l’autre est poésie – cela dépend de l’ordre, non du contenu. Quand tu écris de la prose, les notions incorporelles se mêlent, s’accordent, s’unissent et se multiplient dans la centrale électrique du cerveau et les mots qui conviennent se mettent à sonner à ton oreille – mais si tu alternes les mots dans ton oreille selon rimes, rythmes, allitérations, bonne sonorité et belle sonorité, c’est encore le sens et la pensée qui entrent en résonance si tu as une bonne oreille, de même que sous les doigts d’un vrai musicien une mélodie va naître après quelques accords, même s’il n’a fait "qu’improviser" sur son instrument.

On est saisi par un mot. On est saisi par une idée. Peu importe lequel est premier. À partir de ce moment naît une harmonie, et tu ne peux plus séparer "le contenu" et "la forme" : tu tombes sous le charme de quelque chose qui est un ensemble, qui agit à la fois sur tes sens, tes sentiments et peut-être même ta raison. La raison ! Le nid corporel de cette notion par trop abstraite se trouve tout de même dans le système nerveux central, pour l’essentiel ce n’est autre qu’un faisceau de terminaisons nerveuses sensibles, un écheveau bien enroulé dans lequel les fils s’embrassent – un central téléphonique où parfois les demoiselles du téléphone discutent entre elles en travaillant, et alors nous disons : une idée est née.

 

Et nous disons : c’était moi. C’est moi qui ai pensé quelque chose, comme nous disons : c’est moi qui ai mal, c’est moi qui l’ai voulu, c’est moi qui l’ai vu, comme une perception dont l’attachement à une personne est impossible à remettre en doute.

Tout comme mes perceptions se transforment en conscience, en pensée et en souvenirs, je qualifie de même mes propres pensées. Je les perçois, comme je perçois aussi le battement de mon cœur, le fonctionnement de mes poumons et de mon estomac – et d’autant plus fortement que ce fonctionnement est plus vif. Je perçois et je localise cette perception comme dans le cas de ces fonctionnements – je sais bien qu’ici en haut, au-dessus de mes sourcils, il se passe quelque chose : si c’est trop intensif, je porte là mes mains, "où niche le cerveau", je prends ma tête à deux mains, je me caresse le front, j’appuie ma tête sur les paumes de mes mains, comme celui qui fait une déclaration d’amour met son cœur sur sa main.

Ou il met sa main sur son ventre, s’il a mal à l’estomac.

Je dis – mes pensées.

Pourtant – ce n’est pas moi.

Je peux donc aussi peu m’identifier à mes pensées, qu’au fonctionnement de mon cœur et de mes poumons. Je jouis d’eux s’ils fonctionnent normalement, je supporte s’ils me causent des douleurs.

Mais où suis-je, moi qui jouis et supporte tout cela ?

 

Quelque part, en dehors de moi ?

En d’autres personnes ?

Quelquefois je le pense.

Oui, parfois c’est comme si mon propre moi me revenait de là-bas, vers moi, depuis des choses et des objets, vivants et inertes, indifféremment.

Sinon, pourquoi me tortureraient mes nerfs, mes sentiments, et parfois même ma volonté, mettant en danger mon intérêt vital de revivre la vie de choses "étrangères" ?

Pourquoi la douleur d’un autre être vivant élance-t-elle en moi, au même endroit où cela lui fait mal ? Quand j’étais petit garçon, pourquoi avais-je la gorge serrée quand on coupait le cou d’un poulet devant moi – pourquoi je sens mes yeux me piquer si quelqu’un pleure, sans que je sache la cause de ses larmes ? Pourquoi dois-je aimer en même temps que l’amant demi-fou ?

Ce matin je me suis arrêté auprès du flanc d’un cheval, il était plongé dans de sombres pensées, tête baissée, devant la charrette, de temps en temps il levait son jarret et piaffait, puis poursuivait sa méditation. Je m’y suis attardé pour l’observer, j’essayais de capter bêtement, avidement, son regard – quelle sorte de violence imbécile et impossible, quelle auto torture désespérée m’avait forcé à vouloir vivre, comprendre, imaginer le sentiment d’être un cheval, se tenir à quatre pattes, piétiner, avec l’obstination et l’indifférence d’un fou maniaque, sans pensée ni imagination, piaffant parfois un coup, même cela sans but ?

Quel sentiment cela peut être d’être un autre que ce que je suis ? Être petit, être grand, être intelligent ou stupide, vivant ou mort, être du bois et de la pierre, être une femme ou un enfant ou un dieu ? Oh, combien de fois me suis-je manqué dans ces fantasmes malades, combien de fois ai-je été défait, combien de fois ai-je raté le coche en bayant aux corneilles, bêtement, restant bouche bée devant le halètement de mon adversaire, ratant par oubli le geste simple qui m’aurait permis de le vaincre ! Combien de fois ai-je oublié de rendre le coup à qui m’a frappé – non, par bonté chrétienne, non par mansuétude, je vous jure que non ! Mais peut-être pas par lâcheté pour autant, seulement par une curiosité étonnée, mon imagination étant captivée devant ces gestes étranges, cette passion étrange, cette âme étrange, autant de choses étranges et étrangères qui sont nécessaires pour que quelqu’un me frappe !

 

Tat tvam asi[2] – je suis toi, dit une des mystérieuses sagesses orientales.

S’agirait-il de cela ?

Je ne le crois pas. J’avoue ne pas aimer cela.

 

Pesti Napló, 7 décembre 1930.

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[1] Gravure à l’eau forte.

[2] Tu es cela, en sanscrit.