Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

WATER-POLO

Ou première personne du pluriel

Treize à zéro contre les Allemands ? C’est génial ! Comment ? Pas génial, plutôt très naturel ? C’est ainsi depuis des années – même pas des années, mais depuis toujours, puisque ce sport est très jeune, on n’y joue que depuis quelques années, et depuis le début nous y sommes imbattables. Ne sens-tu pas à quel point c’est une riposte symbolique à tout ce qu’ils ont fait contre nous et notre nation ? Quelle riposte magnifique nous leur avons administrée, c’est génial ! Génial ? Pourquoi génial ? C’était prévisible, pour nous, les Hongrois ! Pendant des siècles nous avions une poignée de mer, nous n’en faisions pas grand cas, nous faisions semblant devant l’Europe  de ne nous intéresser qu’à la terre, de ne pas avoir d’atomes crochus avec l’eau, notre poésie populaire est truffée de chansons à boire, ce qui pourrait faire croire en plaisantant (mais toute plaisanterie comporte un fond de vrai), que nous détestons l’eau et que le Hongrois ne boit que du vin. Et alors on nous a volé ce petit bout de mer que nous avions. Que pouvions-nous faire ? Ce que nous avons fait ? Dans le seul sport aquatique, en vogue depuis ce temps, et dans lequel ne se battent pas seulement des individus, mais on pourrait dire les différences de valeurs collectives de forces nationales, nous sommes aussitôt devenus les meilleurs, premiers au monde, imbattables, nous battons, poussons sous l’eau, écrasons tous les autres. Comme pour  dire : bon, d’accord, entendu, vous nous avez jetés dans cette eau, dans un petit bassin, nous y sommes, alors c’est ici que nous serons les premiers, parce que « le Seigneur est maître même en enfer », et nous battrons nos geôliers ! C’est génial, non ? Mais d’où diable avons-nous hérité cet immense talent dans l’eau, dis-moi, les historiens remontent tout jusqu’à des civilisations ancestrales, mais où aurions-nous eu une civilisation aquatique dont les réminiscences tardives nous feraient vaincre les descendants des Vikings et des Normands qui vivaient sur l’eau, qui vivent toujours sur l’eau, qui sont sortis de l’eau comme l’hydrophile ou la grenouille ? D’où diable, alors que le Don ou le Dniestr sont de petits filets d’eau d’où nous sommes partis, à cheval… Et maintenant, patatras, on découvre que nous chevauchons les vagues aussi bien que les chevaux. Que pourrais-je te dire de plus, nous ramollissons la balle de polo sous la selle de nos chevaux ? Et comment ! Hourra, Hourra !... Que voulais-je te dire ? Ah oui, c’est génial, et le plus beau de tout est que nous ne gagnons pas par la force brutale, mais par habileté et technique du jeu, car c’est surtout en technique que nous sommes fantastiques, c’est notre jeu de jambes qui est de premier ordre, je ne dis pas ça pour me vanter, c’est l’avis des experts que dans l’eau nous avons un jeu des pieds franchement inimitable, ça doit être une de nos spécialités que nous ignorions, que nous venons seulement de découvrir, que nos muscles des mollets ont une aptitude exceptionnelle pour des séjours prolongés et efficaces dans l’eau, tu sais, ami, je me dis parfois que nous ne devons peut-être pas descendre des quadrupèdes, génétiquement, comme les autres peuples, mais des poissons, ou des serpents de mer. – Comment ? Où ça ? À la piscine de l’Île Marguerite ? Ah non, ça ne m’amuse pas de rester allongé dans le sable, vas-y tout seul, c’est fait pour toi, mais moi je ne sais pas nager.

 

Pesti Napló, le 28 août 1931.

Article suivant paru dans Pesti Napló