Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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J’ATTEINS LA POIGNÉE

Vous en souvenez-vous ? Moi je m’en souviens. Je devais avoir trois ans, ou quatre, je ne sais pas, alors je ne mesurais pas encore le temps, comme ne le mesurent pas les éphémères ni les astres tournoyant pendant des millions d’années. Mais je ne devais guère être plus âgé. Guère moins non plus, car le souvenir du passé enraciné dans les ères ancestrales de ma longue, très longue vie existait déjà clairement en moi. Ce souvenir, un événement décisif, a maintenant repoussé ce passé, tel une pierre milliaire, dans la profondeur des temps, ouvrant devant moi un nouvel infini, une découverte qui faisait époque, illuminée par un avenir radieux : j’atteins la poignée.

Je me rappelle très bien la porte aussi et le seuil. C’était une porte blanche avec des appliques également blanches ; deux battants comme deux ailes, se déployant au milieu. Les ailes ! Mon Dieu, des ailes blanches, des ailes fermées, fermées à moi, derrière lesquelles n’importe qui pouvait cacher le monde mystérieux rien qu’en les claquant. Cette manette dorée brillante dont je savais déjà qu’il suffisait de la tirer pour que les battants s’écartent pour que je m’envole dehors, dans la liberté. Cette fière poignée dorée qui assurait pour un autre une route facile, représentait pour moi cent barrières et cadenas, car même sur la pointe des pieds je n’arrivais pas à l’atteindre.

Combien de fois me suis-je efforcé, j’allongeai ma petite main sale telle un périscope, haletant, espérant – combien de fois suis-je retombé, sans espoir, languissant, désabusé, les lèvres pincées, collé au sol de ma prison, parmi les jouets, dont je soupçonnais déjà qu’ils ne font qu’imiter les loups libres de la nature sauvage !

Et voilà – cette fois je la tenais entre mes doigts !

La veille déjà je la touchais de mon index, mais je n’arrivais pas encore à courber mon ongle dessus. Ce millimètre qui manquait encore, mes petites phalangettes cartilagineuses ont dû le faire pousser durant la nuit. Le doigt se courbait, forçait – j’ai même ouvert la bouche pour ajouter de la hauteur – puis un crac : la poignée a lâché – la porte a cédé aussi, mollement, elle s’est ouverte…

Je ne crois pas que jamais plus tard je n’ai ressenti une joie semblable d’une libération victorieuse grâce à mes propres forces. À partir de ce moment je n’ai plus douté, il n’existait plus pour moi de profondeur ou d’altitude définitivement inatteignables. Je n’avais plus besoin de l’exemple ennuyeux des adultes à peine deux fois plus grands que moi, depuis que mon expérience me prouvait que l’on peut grandir du jour au lendemain. Encore quelques années et j’atteindrai le lustre – et quelques décennies pour que j’ouvre la fenêtre du quatrième étage par l’extérieur, depuis la rue, si j’en ai envie.

Que les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel – que des poignées de portes de plus en plus hautes, de plus en plus difficiles m’attendent, je ne l’ai appris que plus tard – et à quelle distance inaccessible s’est hissée par l’extérieur la poignée de cette porte-là, si je voulais y retourner, la porte dont j’avais atteint ce jour-là la poignée par l’intérieur !

 

Pesti Napló, le 5 septembre 1931.

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