Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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INSECTES

Un étrange après-midi

C’est dans ce café que j’ai fait la connaissance il y a environ cinq ans de Monsieur Diener, Hugó Diener, directeur à la retraite. Il venait de transférer ici depuis le café voisin le terrain de ses parties d’échecs. Mon regard, levé de mon petit noir sur ces passionnés pousseurs de figurines, aimait bien se poser sur sa haute silhouette germanique, sa tête de doux philosophe à barbe blanche, magnifique exemple du type de plus en plus rare des "beaux vieillards" (aujourd’hui ils se griment en jeunots hideux, singeant la mode américaine des sexagénaires compétitifs). Enfin, constatant qu’il consommait ses partenaires en nombre toujours croissant, je me suis proposé en victime : il revêtit un gentil sourire et s’assit immédiatement en face de moi, tout en s’excusant d’écorcher un peu les mots hongrois. Après la septième ou huitième partie j’eus le bonheur de comprendre pourquoi j’avais perdu les précédentes. C’était naturellement parce que, n’est-ce pas, Monsieur Diener ne connaissant rien à mon génial style de jeu personnel, jeune et plein de fougue, saccageait mes combinaisons bâties selon la stratégie la plus napoléonienne par des répliques prudentes, ridiculement peu exigeantes, insignifiantes, à la possibilité desquelles le créateur d’une stratégie de haute volée comme la mienne néglige généralement de prêter attention. Bref : impossible de jouer contre Monsieur Diener, il gâche la partie de son adversaire dès qu’il bouge les pièces. (On dit que Lasker et Alékhine[1] ont le même défaut.)

Ça ne m’empêche pas depuis lors de m’asseoir presque chaque jour pour jouer aux échecs avec lui, afin de prouver à quels hasards ridicules tenaient toutes mes parties précédemment perdues, alors que manifestement je joue bien mieux que lui, comme cela va apparaître dans nos parties du lendemain.

En fait mon propos n’est là, mais c’est qu’après des années de ces confrontations échiquéennes, un jour, en méditant sur le pas suivant, je venais justement d’émettre une de ces comparaisons saugrenues comme en murmurent souvent les joueurs, par exemple « le fou, le fou, avançons le fou folâtre, ce folichon, ce foléoptère-coléoptère, ophone des grottes, dyschirius crepitans, ce petit nunuche ». Sur quoi Monsieur Diener qui, comme je le disais, n’est pas parfaitement hungarophone, a esquissé un sourire et a remarqué poliment que die Ophone und der Nunuche, das sind verschiedene Sachen[2] : tout d’abord l’ophone est un insecte et nunuche n’en est pas, deuxièmement l’ophone des grottes n’existe pas, l’ophone vit dans des prairies sèches. Étonné qu’il connaisse si bien nos termes populaires, après la partie (encore perdue, à cause de ce maudit fou !) je lui ai demandé s’il s’était occupé autrefois de folklore. Pas spécialement, m’a-t-il répondu, mais on apprend des choses quand on va dans les villages. Vous êtes beaucoup allé à la campagne ? Oh, ch’ai un peu opserfé les insectes. Les insectes ? Vous vous intéressez à l’entomologie ? Oh, ch’aimais collecter un peu. Vraiment ? Vous collectionnez les insectes, et depuis combien de temps ? Oh, tepuis trente-cinq ou quarante ans. Eh ben ! Et combien en avez-vous réunis ? Peut-être cent cinquante à deux cent mille espèces, autant que ch’ai pu. Si ça fous intéresse, fenez chez moi, che fous montrerai.

 

Alors aujourd’hui j’y suis allé, car entre-temps j’ai eu le Brehm entre les mains, qui parlait tout au plus d’une quarantaine de milliers d’espèces – ne vous êtes-vous pas trompé dans le nombre, cher Monsieur le Directeur ? C’est une dame blonde, sa fille, professeure de piano, ils vivent ici à deux, qui m’ouvrent la porte de leur appartement démodé, un peu germanique, de Buda. Il vient lui aussi à ma rencontre jusqu’à l’antichambre, tapissée de haut en bas de placards alignés contre chaque mur. Il m’invite amicalement à entrer. Je lui présente rapidement ma remarque, espérant le mettre cette fois en échec. Mais lui, dans son style prudent (celui du joueur achevant son adversaire), remarque doucement qu’en ce qui concerne le Brehm, il traite les insectes à la manière des carabes, dans un tome de six cents pages, c’est-à-dire en coup de vent. Si je souhaite approfondir un peu la question, voici cette armoire, une centaine de modestes volumes de Fauna entomologica : pour la plupart un héritage de son frère, le professeur d’université Károly Diener, le premier dans la famille à s’être consacré aux insectes.

Et pendant qu’il se met à sortir des boîtes noires des armoires vitrées et à les aligner sur la table, j’apprends encore ce qui suit.

Ce que je vais voir ici, ce ne sont que des insectes, et encore ceux d’un groupe : ne se trouvent ici que des coléoptères arthropodes à élytres. Les araignées, papillons, mouches, crabes punaises, abeilles, fourmis n’en font pas partie, ils pourraient constituer la base d’autres collections aussi grandes pour chacun. Et même pas tous ceux du monde – c’est le résultat d’un travail européen, une collection personnelle, depuis les Alpes suisses jusqu’aux Carpates en Transylvanie. Et très particulièrement l’environnement de Budapest, sur un périmètre d’une trentaine de kilomètres, Lágymányos, les îles danubiennes, les collines de Pilis, environ quatre mille espèces. Mais oui, me répond-il, notre musée est également digne d’intérêt, une bien belle collection, mais elle a des lacunes, principalement dans les espèces de Hongrie et de Transylvanie, pour lesquelles sa modeste collection est un peu mieux pourvue. Mais c’est une question de chance, lui, il collectait en un temps où on n’avait pas encore arraché les broussailles ni défriché les forêts de ces régions – la civilisation a fait disparaître énormément d’espèces durant la dernière décennie.

Pendant ce temps s’ouvrent les boîtes noires.

Sur un fond blanc des épingles alignées avec une extrême précision. Au-dessous de chaque épingle un carton horizontal indique le lieu et l’année (le plus grand plaisir est, explique-t-il, de se remémorer pour chacun où et quand il l’a trouvé), au-dessus sur un autre carton l’insecte lui-même, les pattes écartées et collées, les antennes déployées.

Une masse vertigineuse !

Une richesse incroyable de formes, de couleurs et de dimensions, depuis le fier cerf-volant en diminuant jusqu’au petit grain de poussière à peine perceptible pâlement blotti au milieu de son carton, qu’on doit examiner à travers une puissante loupe pour apprendre qu’il est tout aussi complexe et régulier que les autres : avec des élytres durs, bruns et brillants, des antennes, des yeux, des pattes, les strepsiptères, dans toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Ici ce sont des hydrophiles. Autant de spécimens splendides. La femelle est légèrement plus petite, elle a des sillons rayés sur le dos. Pourquoi ? Eh bien, non seulement pour que le collectionneur reconnaisse le sexe comme j’avais tendance à le supposer, mais aussi pour que les pattes du mâle puissent s’accrocher sur le dessus glissant, pendant l’accouplement. Parce que le vol nuptial chez ces archaïques êtres vivants, les coléoptères, bien plus aristocratiques que l’homme, est le point culminant, le but et le sens de la vie, ils s’attardent aveugles pendant des années sous la terre, sous forme de larves et de nymphes, dans le creux de tronc d’arbres, au fond de grottes, pour enfin, pour quelques semaines, quelques jours, ou seulement quelques heures s’envoler vers le soleil, ornés de leurs ailes superbes. Des êtres parfaits, des archanges, qui ne doivent plus prendre part à la lutte pour la vie, ils n’ont plus ni faim et ni soif, ils ne doivent plus ni manger ni lutter, seulement aimer et mourir – destin divin ! Übermensch !

Devant mon hymne admiratif, mon système métaphysique de l’univers magnifiquement construit, Monsieur Diener réplique d’un pas, c’est-à-dire qu’il remarque modestement qu’en ce qui concerne le combat, il sévit ici aussi, tout au moins sous forme défensive. Ceux-ci par exemple projettent toutes sortes de lymphes en direction de l’ennemi, tandis que ces centaines de variétés de coccinelles sont colorées pour qu’on puisse reconnaître les poisons corrosifs dans les glandes de leur corps. Ces autres-là recèlent des bombes de gaz et peuvent émettre des fumées opaques et délétères. Ces derniers demeurent au fond de grottes, pour que nul ne les remarque, ils sont aveugles et sourds. Ces coprophages ici, cousins des scarabées sacrés, ne voltigent guère, ils passent leur divine vie d’insecte à un dur labeur, ils pétrissent des boulettes de bouse, en série, comme chez Ford. Ceux-ci sont des nécrophores sournois (morimus funereus), véritables entreprises de pompes funèbres de la nature, ils ne se sentent bien que dans la charogne.

Pendant que je médite : comment a-t-il fait une fois de plus pour démolir ma stratégie, les nouvelles boîtes défilent à une vitesse prodigieuse. Les placards de l’antichambre s’ouvrent successivement, la lignée inépuisable des espèces coule à flots, enfle et s’étale, inonde le monde. J’ai la tête qui tourne dans cette averse colorée. La voix émue, échauffée de l’entomologiste cogne à mes tympans à travers cet écran fourmillant d’insectes ; alors il soulève de cette mer une épingle avec un petit ver courbe à peine visible : il m’invite à le considérer avec recueillement car il n’en existe que deux exemplaires dans le monde entier ; c’est lui qui a découvert l’un des deux ici à Lágymányos, tandis que l’autre, copie parfaite, a été trouvé dans la vallée du Rhône, à peu près en même temps.

C’est la voix de Mademoiselle Elza qui m’éveille de mon état second. Elle apparaît à l’embrasure de la porte dans sa blondeur niebelungienne, telle une Elza d’un opéra de Wagner, mais elle ne s’enquiert pas de « ma patrie et ma lignée », seulement du nombre de sucres que je souhaite dans mon thé.

 

J’ai rêvé cet après-midi que je me trouvais dans l’histoire de la littérature : cette histoire de la littérature est une grosse boîte noire avec cent mille épingles. Je suis couché sur le ventre sans bouger, sur un grand carton blanc, cloué là par une broche d’acier. Quelqu’un se penche au-dessus de moi, je vois une énorme barbe blanche, des yeux bleus grands comme des horloges de clocher. J’entends une voix tonitruante qui explique à un tiers : regardez celui-ci, ce tout petit, il appartient à un groupe passablement rare, nous n’en connaissons qu’environ quatre cents variétés. Prenez cette puissante loupe, comme ça vous le verrez.

Je demeure couché, paralysé, j’aimerais hurler mais aucun son ne sort de ma gorge, et Monsieur Diener fait prudemment un pas, là, dit-il, je fais échec avec cet ophone blanc – moi je voudrais avancer mon roi, mais mon roi n’a nulle part où aller.

 

Pesti Napló, le 1er février 1931.

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[1] Emmanuel Lasker (1868-1941). Mathématicien allemand, champion du monde d’échecs de 1894 à 1921. Alexandre Alekhine (1894-1946). Joueur d’échecs russe naturalisé français. Champion du monde de 1927 à 1935 et de 1937 à 1946.

[2] Ophone et nunuche sont deux choses différentes.