Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
PETIT
MALENTENDU
Un monsieur attend dans la salle de jeu
d’un café réputé du quai du Danube. Un monsieur en
queue-de-pie et souliers vernis, il attend et regarde les joueurs de billard.
Cela fait déjà un bon moment qu’il les regarde, il
n’a aucune envie de remonter au banquet qu’il a quitté pour
quelques minutes. Là-haut se succèdent des toasts et des
discours, et ce monsieur préfère piétiner ici, observer la
course des boules, pourtant il ne sait pas jouer au billard. Il s’ennuie
insupportablement dans la société élégante hors de
laquelle il ne saurait pas vivre, et si par malheur on l’en ostracisait,
il sent qu’il se tirerait à coup sûr une balle dans la
tête.
Il reste là, debout, avec un grand
plaisir, et il aimerait repousser le plus possible le moment de remonter, mais
il se rend compte avec angoisse que probablement on est déjà
à sa recherche, puisque c’est lui qui est censé prononcer
le discours de clôture à propos de cet autre monsieur en queue-de-pie
que l’on célèbre aujourd’hui là-haut à
ce banquet, et qui serait évidemment terriblement blessé si ce
n’était pas précisément lui qui prononçait le
discours principal dans cette occasion.
Oui, bien sûr, il ne va pas tarder de
remonter, il veut seulement gagner encore quelques minutes, avant que vienne
son tour – ce serait dommage de monter trop tôt, mais comment
savoir ? Ah oui, il va dire un mot à ce brave garçon, qui
attend là élégamment non loin de lui, en queue-de-pie et
souliers vernis lui aussi, il attend et observe les joueurs de billard, avec
cette attente prête à servir, affichée sur son visage de
garçon méditatif, prêt à sauter quand on aura besoin
de lui.
Il le hèle.
- Eh, approchez un peu, cher ami,
soyez gentil et faites un saut à l’étage dans la salle du
banquet. Adressez-vous discrètement à Monsieur Herpesz, demandez-lui quand aura lieu le premier toast, et
revenez vite me le dire.
L’interpellé acquiesce,
entendu, dit-il, et déjà il se dirige vers l’escalier.
À peine une minute et déjà il redescend pour annoncer avec
prévenance : encore un bon quart d’heure.
- C’est bien, mon brave –
dit le monsieur en queue-de-pie, sur quoi l’autre s’incline
poliment, et ils restent tous les deux plantés là à
regarder les joueurs de billard.
Dix minutes plus tard le garçon se
met à parler et lui dit :
- Soyez gentil et allez chercher pour
moi Pesti Napló pour que je
puisse regarder qui va prendre la parole à ce banquet.
Le monsieur en queue-de-pie est
effaré, il a le souffle coupé.
- Quoi… Comment… Vous avez
perdu la tête ?... Que j’aille chercher… pour
vous…
- Pourquoi ? – dit
l’autre avec un étonnement aimable. –
N’étais-je pas monté à l’étage pour
vous tout à l’heure, sans mot dire, pour vous rendre ce menu
service, pourtant je sais aussi peu à qui j’ai l’honneur que
vous qui ne me connaissez pas.
- Mais… mais…
qu’est-ce que c’est que ce style… Pourquoi devrais-je
connaître… tous les garçons de ce café ?
- Garçon ?!...
Pardon… il y a un petit malentendu… Je suis Untel, ce pauvre bougre
que l’on célèbre aujourd’hui là-haut –
et j’aurais voulu savoir s’il me reste assez de temps avant de
monter et écouter les discours.
Pesti Napló, le 8 octobre 1931.