Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse : 1931

 

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PROFESSEUR, TU NE T’ES PAS PRÉPARÉ

Excuse-moi de t’interpeller, Professeur. Non devant la classe, pourtant j’aurais normalement droit de le faire. Non sur l’estrade de la "parole publique", dont vos pareils ont l’habitude de parler avec tant d’horreur, or moi, ancien bachelier de "l’école de la vie" que tu aimais si souvent évoquer, c’est justement pour animer cette estrade que j’ai reçu une mission qui m’honore et qui m’oblige. Pourtant je ne vais pas user de mon droit et de mon devoir, tu vois que je n’écris même pas ton nom ici, je me contente de t’inviter un instant hors de la classe. Ce tact et ce ménagement, tu ne les dois pas à une complaisance de ma part du genre "ça ne regarde pas le public" ou à une fatuité comme "je ne suis pas autorisé à me déclarer dans cette affaire", quand on ne défend ni l’autorité professorale ni le respect des élèves ; cette complaisance laisserait seulement un arrière-goût amer, après qu’on a étouffé en nous des questions très humaines et quotidiennes, que l’on aurait facilement pu éclaircir et arranger.

Non, ce n’est pas pour cela que je suis discret, Monsieur le Professeur. Je n’ai peur ni pour moi ni pour le public. Professeur, c’est bien pour toi que j’ai peur, c’est toi que je ne veux pas trop effrayer et attrister. Je ne veux pas commettre la même faute pour laquelle j’invoque maintenant ta responsabilité, dans l’espoir que tu la prendras en considération.

Tu ne t’es pas préparé, Professeur, tu l’as reconnu toi-même, ne revenons pas là-dessus. Je n’aurais pas pu me préparer, as-tu dit, à ce que quelqu’un soit aussi sensible… Et maintenant tu crois que tout le monde te donnera raison, et que nous allons rejeter toute la responsabilité sur cette "sensibilité maladive" sous l’effet de laquelle Bandi, ce pauvre et stupide garçon, a pris à la lettre l’enseignement de l’école sur l’intangibilité de l’honneur.

Eh bien non, Professeur. Cette sensibilité n’est pas seule responsable. Tu es aussi fautif, Professeur, et si je dépense tant de mots pour le prouver, ça ne m’empêche pas de sentir (et je donne tout de suite un exemple) que si tu avais consacré moitié autant de mots à parler de sa faute à Bandi que moi de la tienne, Bandi serait aussi peu mort de tes leçons que toi qui ne te tireras pas une balle dans la tête sous l’effet de mon article. Mais ce n’est pas ce que tu as fait. Au lieu de bien rabrouer Bandi et d’attendre de voir si tes mots lui faisaient un effet, tu as choisi de courir chez le directeur. Une image obscure de quelque loi martiale avait dû danser devant toi, à propos d’esprits militaires dont en tant que professeur de gymnastique tu es un peu le représentant ; et même à supposer que tu aies vu sur le visage de l’enfant sa frayeur disproportionnée, qu’elle dépassait la mesure, tu n’as pas pris cette frayeur au sérieux (or tu devrais savoir que, contrairement à la stupide croyance générale, une accusation fait un effet bien plus grave sur une âme pure que sur une âme dépravée), et tu ne t’es pas donné la peine de le calmer, le rassurer, pendant que la mort dans l’âme il courait avec toi le long du couloir et te demandait : « Monsieur le Professeur, est-ce qu’on va me renvoyer ? ».

Professeur, tu ne t’es pas préparé.

Professeur, tu n’étais pas préparé à ce que Bandi soit aussi sensible… J’accepte tes excuses, Professeur, car Bandi était effectivement trop sensible, mais cela n’efface pas ta faute, cela te donne seulement des circonstances atténuantes, et je ne te congédie pas sans t’avoir demandé : pour l’amour de Dieu, pourquoi tu ne t’es pas préparé ?

C’est parce que ce n’est pas enseigné à l’université ?

Bien sûr, ce n’est pas enseigné, même si c’est étrange, parce qu’à l’école d’ingénieurs par exemple l’étudiant doit savoir à l’examen quelle est la composition de la matière sur laquelle il fait des mesures, la charge qu’elle peut supporter, et dans ses calculs il doit tenir compte des valeurs limites. Les futurs représentants des sciences qui se consacreront à la matière humaine sont les seuls que l’on ne prépare pas à la psychologie des enfants, et on laisse les enseignants se guider par leur instinct.

On leur fait donc confiance, et même si ce n’est pas un sujet d’examen, cette confiance oblige, Professeur, même si la responsabilité n’est pas littéralement engagée.

Tu ne verrais pas d’un bon œil, n’est-ce pas, Professeur, qu’on te laisse monter sur un pont que l’ingénieur aurait omis d’essayer pour le cas de la plus lourde charge ? On veille davantage sur ta vie que tu n’as veillé sur l’intégrité de l’âme qui t’a été confiée.

Tu penses que ce n’est pas ton affaire. Tu es professeur de gymnastique, et selon le proverbe tu as le droit de supposer une âme saine dans un corps sain. Mais par une âme saine il ne convient pas d’entendre une âme fruste, Professeur, et ce qu’est la différence entre les deux…

C’est justement cela que tu aurais dû savoir, Professeur.

Si tu n’as pas compris cela de toi-même, au cours de ta vie, par l’expérience, il n’aurait peut-être pas été inutile de compléter ta culture lacunaire par tout ce que toutes sortes de scribouillards et de lécheurs d’encre ont accouché dans la sueur pour remplir les lacunes de connaissances de certains dans le but naïf de mettre le surplus de leur savoir et de leurs sentiments à la disposition de leurs congénères qui n’en ont pas suffisamment.

Je ne fais même pas allusion ici à la littérature technique ciblée et trop souvent ennuyeuse : la pédopsychiatrie, la psychiatrie générale, la psychanalyse et ainsi de suite. Ces sciences n’en sont qu’à leurs débuts, il n’est pas aisé de s’y retrouver. Je songeais à des lectures plus distrayantes.

En tout cas à des lectures. Après les exercices physiques, pour se reposer. Il ne faut pas mépriser tant que ça les "belles lettres". Parmi quantité de "sottises" on peut y trouver des perles qu’aucune littérature technique ne peut remplacer : l’imagination peut éduquer notre âme plus parfaitement que tous ces thèmes philosophiques agissant sur la raison.

Je suppose que tu as réellement une belle âme : je suppose donc qu’il n’y manque pas de capacité de bonté, de tendresse, de compréhension (autant de composantes normales d’une belle âme), à supposer qu’elles aient été sécrétées par l’imagination. C’est pourquoi permets-moi d’imaginer que toute cette affaire se serait déroulée autrement si d’aventure la veille au soir tu avais lu, disons, David Copperfield ou Oliver Twist, et si dans ton âme avaient frémi encore la chaleur et la pitié qui à une distance de plus de cent ans chauffe toujours notre monde refroidissant, grâce au monde des sentiments d’un génie du cœur plus que d’un génie de l’esprit, un certain Dickens, monde qu’avait sécrété en lui le spectacle d’âmes enfantines et de destins d’enfants.

Il faut lire de temps en temps cette littérature-là, Professeur.

Et quand on ne trouve plus des lectures aussi parfaites et exhaustives que celle-là, on peut se contenter de livres moins exigeants.

Surtout si par hasard ils tranchent dans le vif du sujet.

Cela se trouve. Tiens, c’est justement un ancien élève de votre rue, plein de gratitude, qui me vient à l’esprit, un garçon qui plus tard ayant atterri dans la carrière d’écrivain, a écrit notamment le cas d’un Bandi, Le recalé[1], qui rentre de l’école en traînant, il a une honte insupportable au cœur, en se demandant ce qu’il devra écrire dans sa lettre d’adieu avant de se suicider – « Plutôt premier à Utique que second à Rome... » ou – « fui non sum ».

Que penses-tu, Professeur, qu’est-ce qui a inspiré cet écrivain pour décrire le personnage des Bandi d’alors et de toujours ? Est-ce la vanité d’écrivain en supposant que d’autres Bandi à venir justifieraient sa vue perçante, ou est-ce simplement la compassion humaine, l’émotion et l’espoir naïf que Messieurs les professeurs liront ce qu’il écrit, et il aura ainsi contribué à ce que ce Bandi du livre ne puisse plus jamais reproduire et justifier d’autres vrais, pauvres petits Bandi ?

 

Pesti Napló, le 3 novembre 1931.

 

MORALITÉ

Dialogue strictement privé et confidentiel

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BIBI : Pardon, une minute… Je peux ?

MOI : Fiche-moi la paix… Aucune déclaration. Affaire close. Terminée. Surtout pas à toi. Honte à toi.

BIBI : Pardon… je voulais simplement m’enquérir… comment va ta précieuse caboche ? Je vois qu’elle est bandée.

MOI : Ça ?... Ce n’est rien… je me suis cogné à la porte.

BIBI : Alors tout va bien. J’ai cru qu’on t’avait battu.

MOI (je me fâche) : Et même ? On ne m’aurait certainement pas battu, comme cela t’arrive à toi, au bistrot – mais pour la défense de la vérité…

BIBI : Bon, fais quand même attention qu’on ne te la casse pas une nouvelle fois car la vérité risquerait de s’en écouler et d’être absorbée par la poussière… Au demeurant, qu’est-ce que tu penses de ce truc… des élèves…

MOI (menaçant) : Je ne tolère pas ce genre de blague ! Je te connais, cynique individu !

BIBI (indigné) : Allons, tu me comprends toujours de travers. Je voulais justement t’avertir, que j’espère que tu es content, il est arrivé ce que tu voulais obtenir avec ton papier, on a largement discuté de la chose, et le prof et les parents ont reconnu certains faits, les points de vue se sont rapprochés, ils se sont compris ; ils ont fait la paix, la presse a aussi placé son mot, l’opinion publique s’est rassérénée, tout le monde et chacun séparément se souviendra de l’affaire en cas de besoin, et il arrivera moins souvent dans l’avenir qu’un pauvre écolier naïf…

MOI (je tombe dans le piège) : En effet, c’était le but après tout…

BIBI (faussement innocent) : Et comment va ta tête ?

MOI (j’y porte la main, fâché) : Mais c’est vrai, au fait, pourquoi m’a-t-on assommé ?

BIBI : Comme tu deviens sensible dès que cela concerne ta précieuse personne ! Au cinéma tu t’es bien amusé de cette magnifique scène où Buster Keaton marche distraitement sur la route, la tête en l’air, et se cogne dans un couple en pleine scène de ménage. Tu te rappelles ? Ils se crêpent le chignon, s’arrachent les oreilles, dents et griffes dehors. Et alors arrive Buster Keaton, preux chevalier de la Paix, la Beauté et la Justice, il intervient et les sépare. Ensuite il s’étonne quand les braves époux lui tombent dessus à bras raccourcis et lui cassent la figure : comment ose-t-il se mêler de la vie privée de deux personnes soudées par les liens sacrés du mariage ?

MOI : Ah oui. Et qui entends-tu ici par mari et femme ?

BIBI (hausse les épaules) : Ben, l’opinion publique et la presse, non ?

MOI (je tombe encore dans le piège) : Sur la page de cette presse j’ai le droit et le devoir de…

BIBI : Tu l’as vu. J’ai compté jusqu’ici au moins dix-huit articles et éditoriaux et interventions dans lesquels, soit ouvertement, soit à mots couverts, on sous-entendait que chacun est maître chez soi, mais toi tu dois la boucler. Trois éditoriaux notamment rabâchaient tout au long que c’est insolent et de mauvais goût de tant parler de cette affaire, alors que le journaliste aurait tant d’autres choses plus importantes à dire.

MOI : Partialité manifeste et mauvaise foi… Dois-je montrer les lettres dans lesquelles les concernés me remercient d’avoir dit le vrai et l’utile ? Citer les appels téléphoniques, les serrements de main des deux personnes en larmes les plus concernées ? Ce n’est pas mon genre.

BIBI : Comme tu voudras. Je peux, si tu veux, t’attirer dans un coin, regarder si nul ne nous observe, puis te chuchoter à l’oreille que je te crois un homme honnête et consciencieux, mais ne dis à personne que c’est moi qui l’ai dit, je garderai aussi le silence. La vie publique a sa propre loi – as-tu oublié l’histoire de Barrabas ?

MOI : Mais qui représente la vie publique ?

BIBI : C’est toujours celui qui se trouve sur l’estrade. Si tu as une belle voix et si tu fais des gestes habiles, on t’applaudira tout autant qu’un autre qui la minute précédente te traînait dans la boue. (Il sort vite un crayon.) Alors, veux-tu faire une déclaration ? Monsieur le professeur affirmait que tu lançais des accusations superficielles, tes ennemis prétendent que tu te fais de la publicité ; cependant tes amis te protègent contre ton excès d’amour-propre qui te faisait croire que l’on n’écouterait pas tes ennemis. Les parents des élèves et les écoliers, au nom desquels tu t’es adressé à l’enseignant, on fait la paix avec lui, et te blâment de concert. Fais une déclaration ! Défends-toi ! Attaque !

MOI (méditatif) : Ennemis ? Je n’en connais pas d’autre que celui qui m’habite…

BIBI (impertinent) : C’est-à-dire : moi ?

MOI (distraitement) : Dis-moi, de quoi il s’agit en fait ?

BIBI : Et toc ! Une fois de plus il n’écoute pas ! Toujours superficiel ! Il s’agit de ce suicide d’un élève…

MOI : Oui, bien sûr… Pourquoi déjà s’est-il tué ?

BIBI : On l’accusait de vol.

MOI : Intéressant… Alors moi j’aurais accusé un professeur d’incitation au suicide, comme on a dit… Et moi j’ai été accusé d’avoir voulu faire lyncher un homme innocent… Prenons le meilleur cas, que les trois accusations étaient fausses… N’est-il pas bizarre qu’un seul de nous trois soit mort ?

BIBI : Peut-être parce que le vol est le crime le plus tangible des trois… (En déclamant). La sainteté de la propriété privée… L’ordre social…

MOI (dégoûté) : Arrête… Je dirais plutôt que c’est parce que cet enfant était celui de nous qui a pris l’accusation le plus à cœur… c’est lui qui a le plus cru que la vie n’est pas un jeu des intérêts et des rapports de force, mais la lutte du crime et de la vertu, du bien et du mal, pour la vérité… Pauvre enfant… je le plains et je l’envie…

BIBI (goulûment) : Alors puis-je donc écrire que nous maintenons notre affirmation que la faute était au professeur ? Qu’il aurait dû savoir tout cela, qu’il aurait dû connaître l’âme des élèves, et que cette "sensibilité" n’est pas forcément une maladie, cela peut être aussi de l’innocence ? Que ce sont des situations malsaines, quand…

MOI : N’écris rien du tout ! Je ne maintiens rien. Qui est malsain ici ? La situation ? La situation c’est les enfants. Ce sont eux qui ont raison. On n’aurait pas dû grandir. Ou on n’aurait pas dû être enfant autrefois.

BIBI (il jette le crayon, furieux) : Balivernes !

MOI : Non. Moralité. Mais pas destinée au public. Je la garderai pour moi.

BIBI (ironique) : Qui t’a appris cela ?

MOI : Ce n’est pas l’école, les journaux non plus.

 

Pesti Napló, le 15 novembre 1931.

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[1] Texte de Karinthy : Le recalé