Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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CINQ MILLE ARTICLES

Le soussigné vous demande pardon.

Ce n’est pas lui qui a déniché cette donnée.

Le monsieur de ses connaissances qui a fait cette démarche, s’intéresse fortement à la loi des grands nombres : la quantité, au-delà de la qualité.

C’est à lui qu’incombe la responsabilité de l’affirmation selon laquelle le présent article du soussigné est précisément son cinq millième, depuis que c’est en grattant le papier avec un stylo qu’il essaye de joindre l’agréable à l’inutile et l’utile au désagréable.

Ce nombre n’est qu’un nombre, il ne signifie pas grand-chose pour moi – et lorsque ce monsieur s’est installé à mes côtés pendant l’écriture de mon précédent article (celui qui d’après lui était le quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuvième), et qu’il m’a communiqué cette donnée, je comptais passer outre dans un haussement d’épaules. Mais lui ne m’a pas laissé, et de ce nombre il a tiré quelques conclusions telles que, quand je les ai entendues, j’ai été tout de même amené à poser le stylo une minute.

Pour une minute aussi, qu’il me soit permis d’abuser de votre chère patience dans cette affaire pénible – ensuite nous pourrons continuer.

Donc.

Si la donnée est exacte, avec ces cinq mille articles, alors – compte tenu de ce qu’un article paraît en moyenne en 40 000 exemplaires (il convient de prendre en compte ici quelques revues étrangères aussi) – les bizarreries suivantes en ressortent.

Chaque exemplaire est lu en moyenne par trois personnes. Cela fait 120 000 personnes, ce qui, multiplié par cinq mille, fait six cents millions.

Il est arrivé six cents millions de fois jusqu’à présent qu’un être humain vivant a consacré son temps à la production intellectuelle d’un être humain – suspendant ainsi pour un temps le travail psychique permanent de vaquer à ses propres occupations, ses intérêts.

La lecture d’un article (en comptant aussi les plus longs) nécessite en moyenne vingt minutes.

Si je multiplie cela par la valeur ci-dessus, cela me donne un milliard deux cents millions de minutes, ce qui équivaut à vingt millions d’heures, ou en heures, arrondies, quatre cent trente-cinq mille ans, à peu près un demi-million d’années – l’âge de la vie sur Terre d’après les géologues, depuis les fougères arboricoles à nos jours.

C’est le temps que le soussigné a donc modestement soustrait au total de la vie de l’humanité, dans le but qu’elle ne s’occupe de rien d’autre que de ses soi-disant pensées.

C’est affreux.

Qu’aurait-on pu faire en tant de temps ?

Sortir la Terre de ses gonds.

On aurait peut-être pu enlever, nettoyer, le petit tas d’ordures d’une dimension de trois centimètres, dix grammes et trente-quatre fillérs, contre lequel le cinq millième article a été écrit, rendant douteux que je puisse entreprendre un cinq mille unième.

 

Az Est, le 8 novembre 1931.

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