Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse : 1931

 

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MAHABHARATA, ONDE MONDIALE, FRAIS D’AVOCAT

Libre association de pensées

Qu’est-ce qui s’est passé au fait… hum ? Qu’est-ce qui m’a calmé d’un coup ? Reconstituons l’affaire.

Hier soir au coucher j’allais encore bien. Ou plutôt… C’est justement là que le bât blesse, j’étais de mauvaise humeur et en colère toute la journée, sans en trouver les raisons du moment (parmi tous les possibles). En tout cas, je cherchais une lecture qui m’emmènerait bien loin dans le temps et dans l’espace, loin de mon temps et de mon quotidien. Et lorsque l’histoire de la littérature et de la philosophie indoues, imposante, richement illustrée m’est tombée entre les mains, je me suis rappelé avec satisfaction le soupir du troufion : « Qu’est-ce que je suis tombé loin de la cour de la ferme ! »

 

Rigvéda, véda, véranda, chaman, brahman, Ramajana, Mahabharata, Panchatantra – atman et karma (tiens, tiens, je découvre que le sanscrit est tout aussi accroc de la voyelle "a" – en particulier dans le dialecte pali utilisé par Gautama – que ma douce langue maternelle l’est de la voyelle "e"), autant de notions profondément abstraites et secrètes, les upanishads ; la tête en devient telle que d’un coup on comprend la sculpture indoue, avec ses personnages à trente bras et neuf têtes, comme si le monde entier tournait devant soi sur un carrousel.

Mon attention inquiète s’apaise ensuite sur une pensée sensée : un principe moral très intelligent, utile dans la pratique, du karma. Il s’agit de ce que pour une âme indoue religieuse la souffrance ne signifie jamais et ne peut pas signifier une souffrance injuste et non méritée, qui fait donc cent fois mal : selon la croyance dans la réincarnation le mérite est toujours récompensé, et le crime est toujours châtié, seulement pas forcément dans le cadre de la même vie. Si donc quelqu’un par pure méchanceté m’assomme et s’enfuit, je peux tranquillement poursuivre mon chemin, étant assuré qu’enfin nous sommes quittes : très probablement, dans une vie précédente, c’est moi qui l’ai assommé, et l’affaire est réglée.

C’est une religion très intelligente, voyez-vous.

Elle me plaît beaucoup.

Il est tout à fait évident que pour un homme pourvu d’une âme ce n’est pas la souffrance en soi qui est insupportable. Nous ressentons comme destructrice, révoltante, désespérante, uniquement la souffrance qui n’a pas été précédée par une faute que nous aurions commise ou une action considérée comme un crime. L’homme (il y a des exemples) compte tenu des circonstances, peut se sentir très confortablement empalé ou broyé dans une roue, à condition de soulager par là sa conscience. En revanche, le souvenir d’une piqûre d’aiguille peut nous torturer pendant toute une vie, si elle était imméritée.

Il m’est arrivé fréquemment de me passer de déjeuner pour cause d’indigestion ou à la suite d’une affaire ratée. Mais je n’oublierai jamais jusqu’à ma mort un déjeuner manqué à l’âge de treize ans : c’était du coquelet pané et un millefeuille au pavot, mes plats préférés. On m’a privé de déjeuner, notre cuisinière m’a accusé auprès de mon père, je lui aurais dit ceci et cela. Je n’avais rien dit de tel, mais mon père l’a cru. C’est alors que pour la première fois ma confiance en l’infaillibilité paternelle a été ébranlée, et d’ailleurs elle ne s’est jamais reconstruite – et cette blessure reste à jamais inguérissable.

 

Mais comme ça, peut-être… si je pouvais croire le karma… peut-être que ça me ferait moins mal…

Car il y a bien quelque chose dans ces ondes, retours, récompenses et châtiments… Pas plus tard que ce matin j’ai feuilleté le beau livre paru en allemand de Monsieur Pál Ligeti (Der Weg aus dem Chaos[1]) – les dimensions d’un Spengler hongrois optimiste y apparaissent en contours gigantesques quand il jongle avec les siècles, en démontrant qu’une misérable vie, ce n’est rien : juste un ajout et une justification pour la Thèse selon laquelle une direction déterminée et un ordre, un début et une fin, une vallée et une montagne, un trait et une harmonie ressortent du chaos si, oubliant notre existence de poussière, nos intérêts d’éphémères, notre vanité de cancrelats, notre imagination arrive à s’élever à une hauteur où se concentre dans un dessin régulier ce labyrinthe des fossés et fêlures dans lequel, enfermés dans la prison de notre moi, nous trébuchons ici-bas.

 

Je le rouvre au hasard.

« L’avenir appartient à l’homme situé au milieu qui attache synthétiquement à soi la couche inférieure et la couche supérieure de la société… »

Hum…

En un mot… pas l’ouvrier et pas le capitaliste… mais…

Mais le bourgeois.

Nous, bourgeois.

Pas Ligeti et moi, Paulo et moi.

 

Mais alors tout va bien.

On parvient à redresser la situation, si on est de mauvaise humeur toute la journée et on ne sait pas pourquoi.

Toute la journée, ou toute la vie.

L’un consciemment et directement, l’autre avec un petit détour, sur le Zeppelin de l’Idéal.

Ligeti est persuadé que du schéma gigantesque, monumental, sur lequel nous pouvons bâtir l’édifice d’une Cognition globale, universelle et exacte, logiquement c’est l’ordre des choses qui fait apparaître que dans un avenir proche c’est justement cette classe sociale, cette espèce d’homme, ce "public" qui reprend le rôle du guide glorieux auxquels par hasard lui-même appartient.

 

Quant à moi j’ai compris pourquoi cette lecture nocturne m’a plu, pourquoi m’a rassuré l’une des thèses fondamentales de la sagesse indoue trois fois millénaire, quoique je n’aie jamais aimé les explications mystiques.

Ce matin j’ai encore reçu ce rappel du tribunal. Frais d’avocat compris mon dû a presque doublé.

Il est manifeste que le jugement était scandaleux et injuste, c’est pourquoi je ne voulais pas payer, même si j’avais eu de quoi. La firme qui a porté plainte n’avait aucun droit à des dommages et intérêts : le juge inexpérimenté et ignorant dans les affaires littéraires a mal interprété la déclaration de l’expert, il m’a donné tort de façon erronée et incorrecte, le plaignant le sait lui-même, pourtant il ne cesse d’exiger le montant adjugé et s’y ajoute la montagne de frais de procédure.

C’est ce qui m’a mis de mauvaise humeur toute la journée.

C’est pourquoi j’avais besoin de Bouddha. C’est pourquoi m’est sympathique le Karma qui adoucit mes souffrances entre les griffes des avocats. C’est pourquoi tout le Mahabharata fut écrit…

Que le diable emporte ce méchant commerçant riche qui exige de moi, pauvre diable, quelque chose qui ne lui revient pas… Peut-être, dans une de mes vies précédentes, c’est moi qui étais Shylock et lui, le chrétien innocent… Ou si ça ne marche pas, je me contenterai de ce que dans une vie prochaine Dieu le punira pour avoir usé maintenant contre moi d’un jugement humainement injuste mais juridiquement sans appel.

 

Pesti Napló, le 8 novembre 1931.

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[1] La sortie du chaos Pál Ligeti (1885-1941)..