Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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POUR LA DÉFENSE DU PIANO

Bourgeois, veille au grain !

À quoi j’ai passé ces dix dernières années ? – a répondu Monsieur Bourgeois à ma question polie et distraite, en s’arrêtant au milieu de la rue, au plus grand étonnement du poseur de la question qui n’attendait pas un tel effet. – À quoi je les ai passées, tu me demandes ? – a-t-il répété violemment et il a saisi le bras de son interlocuteur comme si la foudre venait de tomber devant eux. – Je te réponds puisque tu m’interroges. Je vais te dire, pourtant je viens juste de le comprendre moi-même !

- Écoute, ne m’interromps pas ! Je sais bien que dans ta question, même si tu me l’as posée distraitement, il y avait un certain mépris inconscient. Je sais que vous attendiez autre chose de moi il y a dix ans… Je vous ai assez entendus me le répéter à cette époque… Je vous ai cru, stupide que j’étais… Oui, ce Sándor… chuchotiez-vous autour de moi… il deviendra quelqu’un… avec le talent qu’il a… avec ce bon départ… C’était votre refrain, tu te rappelles…

- Laisse tomber, cesse de me consoler : bonheur, satisfaction valent plus qu’une carrière brillante, etc... Et arrête de bégayer : famille, enfants… Il ne s’agit ni de famille, ni d’enfants… Ce n’est pas pour eux que j’ai tout sacrifié, comme dans ma faiblesse j’étais déjà enclin de le croire moi-même… me rabâchant que je n’ai rien à regretter, la famille vaut plus que tout, mes fils pourront réussir à ma place… que c’était la seule, la dernière chance de ma vie, ces dix années…

- Eh bien, non ! Mensonges ! Il ne s’agissait pas d’eux ! On se serait croisés une minute plus tôt, tu m’aurais posé la même question, c’est peut-être ce que j’aurais répondu. Mais entre-temps on est passé ici devant cette banque, et comme pris d’une rage de dents ou d’une crise de goutte, j’ai ressenti une fois de plus la même douleur lancinante, l’habituelle cloche d’avertissement s’est mise à tinter : je suis encore en retard pour le paiement des mensualités, que le diable les emporte, il faut arranger ça, sinon… sinon on va saisir mon…

- Et parce que cette douloureuse clarine à mon cou qui sonne et qui vibre et qui claironne de sa voix éraillée depuis dix ans a coïncidé avec ta question, je peux te formuler une autre réponse. À quoi j’ai passé ces dix années, m’as-tu demandé, mon ami ? J’ai défendu mon piano, camarade. J’ai défendu mon piano comme le soldat défend sa patrie… J’ai été enrôlé, camarade, j’ai été mobilisé, j’ai été soldat, camarade, j’ai été au front, j’ai été dans les tranchées, j’ai lutté et je me suis battu sans un seul jour de relâche et sans liberté et sans promotion et sans décoration et sans relève, jusqu’à la dernière goutte de sang, j’ai mené un combat sans espoir et sans illusion, pour la défense de mon piano !

- Suis-je fou ? C’est toi qui es fou, mon ami, de ne pas me voir clairement tel que je me vois maintenant ! Oui, ces dix ans ont passé, dans la défense du piano, dans la défense de mon piano, dans la défense de notre piano – le mien, le nôtre, même le tien, si tu veux savoir ! Pourquoi, tu n’as peut-être pas de piano, toi ? Bien sûr que si ! Je le vois sur ton nez, dans ton regard chaviré, dans les cernes sous tes yeux, les rides sur ton front, dans tes cheveux grisonnants, et je me tourne vers toi, comme le vieux roi Lear écervelé dans l’orage de la forêt s’est tourné vers Thomas dans un moment clair de sa démence : « Fou, as-tu aussi un piano ? »

- Tu en as un, bien sûr, ne réponds même pas – tu as un piano, camarade, car c’était l’emblème, l’enseigne, la bannière – un piano dans le quatre-pièces, piano à tempérament, avec un masque de Beethoven au mur, la première pierre du foyer d’une famille bourgeoise de la classe moyenne, sa légitimité est son signe distinctif par lequel la société fière l’élève au-dessus du prolétariat, l’épaulette noire sur le dolman de l’officier, le surplus tapageur : le piano dans la salle de séjour qui te permet de croire et de faire croire aux autres ton appartenance à la classe moyenne, que tu es un élément constitutif de l’État, un chef de famille, quelqu’un d’important, que tu peux faire vivre femme, enfants, cuisinière – un piano dans le séjour, et la vie sérieuse peut commencer !

- Et le piano trônait là, autel de sacrifice de l’idéal deux fois centenaire de la Famille Bourgeoise, il était là dans la salle de séjour, comme l’autel de Vénus dans la maison du patricien romain, et ta femme esquintait du Brahms et il était question qu’elle apprenne aussi l’Héroïque, seulement c’est un peu difficile, et Ervin et Bocó auront aussi une demoiselle pour le piano, surtout le petit Bocó qui a l’oreille absolue, après Noël quand ça ira un peu mieux – et toute l’année s’est passée comme ça, dans un charme idyllique, avec le piano dans la salle de séjour. C’est ce que la Révolution Française a arraché pour toi pendant l’écroulement d’un continent, et pour laquelle les têtes de Danton et de Desmoulins sont tombées dans la sciure – un piano dans le séjour, un tabouret trépied de Pythie prédisant et claironnant le rôle historique de la bourgeoisie, pour sauver quelque chose de l’écume souillée de la force brutale et de la lutte pour la survie, pour préserver quelque chose qui dépasse l’estomac, qui ne soit pas seulement un cadre brut mais qui soit aussi un but et un contenu, de la beauté, de la poésie, la musique des sphères, un signe divin pour continuer la lutte et faire confiance à ce signe !

- Et tu luttais et tu faisais confiance, jusqu’au jour où, hélas beaucoup trop vite, la phrase a effleuré ton oreille, d’abord en chuchotant, prudemment, l’avertissement courtois du steward visitant dans l’ordre toutes les cabines du paquebot de luxe en perdition : Le piano est en danger !

- Tu ne te souviens plus guère comment tout a commencé. Cette petite note, qu’est-ce que c’était déjà, tu as oublié de la régler, malgré plusieurs rappels. Un jour deux messieurs ont fait apparition, ont scruté ton chez-toi, ils ont en premier noté le piano, ils ont dit que cela suffirait, sous réserve que dans les trois jours… Puis, dès lors, même pour obtenir un crédit de paiement à tempérament tu devais faire allusion à ton piano… Je vous en prie, disais-tu orgueilleusement, moi qui vis dans un bel appartement… Avez-vous un piano ? te demandait-on, et toi tu bombais le torse… Et ces trois jours sont devenus dix ans comme dans le conte… C’était merveilleux avec ce piano… Tout à coup il s’avéra que tu vivais dans un pays de la musique, un pays que depuis la France de Rameau, le monde n’a pas encore reproduit : tout le monde convoite ton piano, tous tes contemporains lorgnent ton piano, on t’envie ton piano, c’est lui que veulent te prendre l’épicier, la banque, et à la fin aussi l’usurier, le vieux Shylock, qui t’a prêté de l’argent à condition que tu gages ce qui est devenu ton corps, ta chair et ton sang, le piano… Et le piano grinçait de ses cent dents blanches et noires, geignait, grondait, reculait dans un coin du séjour, il n’était plus l’oiseau chanteur des harmonies, il s’est transformé en un animal tremblant, furieux que tu devais protéger, il était désormais le chien de garde à côté duquel on démontait petit à petit la maison et que tu devais surveiller, de toutes tes forces et tout ton talent, car on le tirait et on l’arrachait avec des hallalis et des bruits de combat de plus en plus violents… d’abord deux… puis trois… ensuite tous…

- Oui… on le tirait et on l’arrachait… car c’était lui, je le sais désormais, le méchant piano noir du poème célèbre… que son maître aveugle, l’huissier et ses chiens, tire et arrache – il tire et arrache de tes mains la dernière bannière noire de ta citadelle ! C’est lui, le piano noir, camarade, et non celui dont a parlé le poète…[1] Coure celui qui n’a plus de vin…

- Moi je n’en ai plus… Tu en as encore, toi ? Et si je n’en peux plus… et si nous n’en pouvons plus… si nous n’arrivons plus à l’arroser du vin noir de notre sang… et si notre bras convulsivement cramponné, engourdi, se relâche et le lâche… que se passera-t-il alors ? Des vagues sales lèchent les ponts du navire en perdition… Il n’y a plus que le salon et la salle à manger qui dépassent… plus que le piano, tu vois ?...  c’est nous qui nous accrochons à lui, ou c’est lui qui s’accroche à nous, je ne sais plus… Depuis l’Asie un trouble flot jaune approche, il déferle et des bulles sifflantes emportent des épaves… des restes de maisons de bois mongoles se heurtent, quelle musique étrange… un cymbalum de bois frappé par des ossements humains, un xylophone exotique… serait-ce le chorus mysticus, la musique lointaine des hallucinations de Faust mourant ?... Cela devient de plus en plus fort… Peux-tu encore entendre la parole évanescente du piano ?... les notes finales… écoute donc…

Le bourgeois s’arrête, il tend l’oreille… Ils passaient justement devant les vieilles maisons d’une rue silencieuse de Buda – derrière une fenêtre fermée, depuis un appartement du rez-de-chaussée filtrait doucement, très doucement, une mélodie familière…

- L’Arabesque de Mozart, n’est-ce pas ?

- Oui…

En effet, c’est cette mélodie que quelqu’un pianotait dans la maison – à moins que ce ne fût que la radio dans ce vieux logement pauvre, l’ombre du piano des occupants qu’on leur a déjà enlevé pour acquitter un impôt impayé.

 

Pesti Napló, le 20 novembre 1931.

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[1] Il s’agit du poème Le Piano noir, de Endre Ady. (p.305) – traduction de Jean-Luc Moreau.