Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
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hongrois
PETITS BILLETS
Je te
l’avais bien dit
C’est lui.
C’est lui qui a vu et su à
l’avance, quand nous étions encore confiants et nous y croyions.
C’est lui qui a bien dit et nous a prévenus dans notre
intérêt : il l’avait bien dit, tu viens seulement de le
réaliser quand il te rappelle modestement et tristement qu’il
t’avait prévenu.
Il est vrai que tu ne gardes aucun souvenir
de ce qu’il l’aurait dit, mais qu’est-ce que tu peux faire
maintenant, puisque cela s’est passé exactement comme il
l’avait prédit, c’est ce qu’il prétend, car
n’est-ce pas, il l’avait prédit il y a fort longtemps quand
on ne pouvait pas encore s’en douter. Que peux-tu faire ? Tu
n’as ni l’envie ni le temps d’ouvrir un débat, car
généralement il annonce les choses quand c’est
déjà trop tard et il n’y a plus rien à faire :
on te conduit à la potence, on t’envoie les huissiers, tu
n’as plus envie de le contredire, tu lui accordes qu’il
l’avait prédit.
De cette façon c’est toujours
lui qui a raison.
Le fait est qu’il finit toujours par
avoir raison, dans la mesure où le « je te l’avais bien
dit » concerne un mal qui frappera immanquablement. Après
tout, aucun de nous ne finit bien sur cette terre de misère, et si
quelqu’un à côté de mon catafalque acquiesce
tristement et rappelle en toute modestie que lui, il l’avait bien dit le
jour de ma naissance, que ça se terminerait comme ça, il convient
sans conteste de lui reconnaître son talent de devin et sa sagesse
visionnaire.
Mais qui est-il, cet homme dont
l’ambition suprême est cette reconnaissance ?!
C’est lui.
C’est lui, n’est-ce pas, qui
l’a bien dit à chacun, dans l’une ou l’autre
période de la vie… Puis il attend calmement, sans se manifester
jusqu’au jour où sa prédiction tôt ou tard
s’accomplira.
C’est lui, bien sûr, qui a dit
à Adam qu’il serait délogé. Et c’est lui,
n’est-ce pas, qui a dit à Mathusalem que les arbres ne poussent
pas jusqu’au ciel, et a César qu’il valait mieux être
prudent avec ce Brutus.
Il s’était aussi pointé
chez Joséphine de Beauharnais à une soirée, il
l’avait tirée à part, et tendrement, bienveillant, en
observateur impartial totalement désintéressé, lui avait
conseillé d’espacer les contacts avec ce petit officier, en
compagnie duquel on l’avait aperçue plusieurs fois : il est
criblé de dettes, c’est un bambocheur, il est indigne d’elle
et elle verra bien qu’il finira mal, il sera banni et ça lui sera
très désagréable.
Et il a rencontré Joséphine
par hasard, quand Napoléon fut emmené à Sainte Hélène ;
il l’a abordée, il a hoché tristement la tête et lui
a dit qu’il se souvenait encore du jeune homme, l’ami
d’autrefois, un homme petit de taille, au visage créole, il
s’appelait Bonaparte. « Vous rappelez-vous ce que je vous ai
dit un soir ? Figurez-vous, j’apprends qu’il vient
d’être banni de France, je vous l’avais bien dit,
n’est-ce pas, que ça se terminerait ainsi ? »
Je vous l’avais bien dit…
N’avait-il pas raison ?
Brousse
cinématographique
(Scène : pénombre inconnue dans la brousse
africaine, parmi des lianes jamais piétinées par l’homme,
dans la mystérieuse aurore virginale couverte de rosée. Silence
mortel au fond duquel sont tapies des horreurs imprévisibles.)
ANTILOPE (piquant de ses cornes une masse jaune
emmêlée) : Hé… Monsieur… Monsieur
Léo, s’il vous plaît… Levez-vous, ils ne vont pas
tarder.
LION (se frotte les yeux, il a sommeil) : Qu’est-ce
qu’il y a ? Pourquoi ne me laisse-t-on pas dormir ?
Qu’est-ce que c’est que ce boucan ?
ANTILOPE : Madame
m’a chargé de vous réveiller à tout prix…
LIONNE : C’est
vrai, Léo, c’est moi qui l’ai demandé. Ce n’est
pas normal que tu négliges ta famille et que tu ne penses pas à
ta carrière. Tu veux qu’on embauche encore d’autres lions
à ta place ? L’équipe de tournage sera ici dans une
heure.
LION (en colère) : Fichez-moi
la paix ! Je faisais un si beau rêve… (Rêveusement) Nous nous promenions un svelte jeune faon et moi
au clair de lune…
LIONNE : Évidemment,
tu rêves des âneries depuis que tu te nourris de compote de chacal
à la place de jarret de girafe ! Honte à toi – es-tu
un encore un lion ?
LION (gémissant) : J’ai
des brûlures d’estomac… N’y aurait-il pas un peu de
bicarbonate ici ?
LIONNE (pleure) : Je ne sais plus
où me cacher de Madame Guépard qui se vante du matin au soir que
son mari a décroché un troisième rôle dans le film,
et qu’il a eu un grand succès au Trader Horn ! Parce que son
mari n’est pas un chien égoïste, lui, ni un jaguar
timoré, son mari travaille, joue des coudes, on peut supposer
qu’il attend déjà les gens du cinéma sous un arbre,
parce qu’on lui a promis un contrat à Hollywood pour
l’année prochaine, gîte et couvert gratuits, célébrations
pour son épouse !
LION (se lève péniblement) : Alors,
où ils sont ces gens du cinéma, sapristi ?
LIONNE (s’agite) : Ils vont
arriver… Tu n’as qu’à te mettre là et montrer
tes dents… Puis, quand tu entendras le vrombissement, tu te lanceras et
te jetteras sur Anti. (Vers Antilope) :
Vous voudrez bien, Anti, n’est-ce pas ?
ANTILOPE (d’un large geste) : Faites-moi
confiance, Madame ! Monsieur pourra me dévorer comme il lui
conviendra – sauf qu’il ne devra pas me chatouiller sous le bras
car ça me fait rire comme un chacal !
LIONNE (excitée) : Ils
arrivent ! Ils arrivent ! Vite ! Puis tu traînes Anti dans
les broussailles, et moi je traverse le plateau… Mais ne te place pas
devant moi comme l’autre jour !
(Ronflement de moteur.)
LION (regarde tout autour) : Hé
– où avez-vous mis ma crinière ? (Il se met vite sa perruque, il le lance dans la clairière, il
hurle. Antilope sort de l’autre
côté, sans méfiance. Râles, combat. Lion traîne
Antilope vers les broussailles. Clap de prise de vues.)
Pesti Napló, le 21 novembre 1931.