Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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DOCUMENTS EN POCHE

Tu n’as pas la moindre idée de ce qu’il peut bien vouloir.

Il a une barbe, ses vêtements sont un peu élimés mais propres, comme l’amour-propre de la pauvreté.

Il se présente de façon un peu circonstanciée : peut-être te rappelles-tu son nom, c’est lui qui t’a déjà téléphoné trois fois en ton absence, puis, la dernière fois tu as été assez aimable pour l’autoriser à te rendre visite personnellement, il t’a aussi écrit deux lettres pour cette affaire. - Oui, en effet, tu t’en souviens, justement tu comptais y répondre aujourd’hui, tu t’excuses. - Oh, ça ne fait rien, il sait que tu es très occupé, il ne te volera d’ailleurs que le temps strictement nécessaire, au demeurant, il te présente la lettre du préfet qui prouve qu’il n’a pas l’habitude d’abuser du temps de quiconque…

Tu ne comprends pas un mot de tout cela, et pendant que tu réfléchis, il extrait de sa poche un paquet de lettres et de documents incroyablement sales, il farfouille et finit par poser devant toi une lettre jaunie sur laquelle tu ne vois que la date : 1912. L’intitulé est : « Cher ami… », et il ressort de ses explications que le préfet l’assure que l’affaire est très intéressante, et il ne manquera pas de la transmettre.

- Veuillez vérifier la signature – m’encourage-t-il.

Tu le rassures, tu le crois, et tu demandes en quoi tu peux lui être utile.

Eh bien voilà, c’est une longue histoire. Tu l’as déjà certainement oubliée mais il y a vingt ans les journaux ont longuement commenté son nouveau système original et très moderne, qui permet de remplacer le système d’estampage du cuir de bovins excessivement onéreux, vieillot et dépassé.

Tu blêmis et tu avances qu’il pourrait y avoir une erreur, tu n’as rien de commun avec l’estampage du cuir de bovins, il a peut-être été mal aiguillé. Il ne t’écoute pas, il continue de tripoter ses documents, il finit par brandir victorieusement sous ton nez des coupures de presse en lambeaux : des colonnes d’un vieil exemplaire de l’ancien quotidien "Budapest".

- Tenez, tout de suite le premier… lisez ce qui est encadré en rouge… le nouveau procédé de Csongor Csép… C’est moi.

- Je vous crois, mais…

Il me comprend d’emblée. Bien sûr, tu te méfies des journaux ! Il est vrai qu’ils mentent souvent, pourquoi le nier, mais lui cette fois possède aussi d’autres preuves… Attends un peu…

Et déjà il étale sous tes yeux une lettre portant le cachet du ministère de l’éducation publique.

- Veuillez jeter un coup d’œil ici. Connaissez-vous cette signature ? Celle du secrétaire d’État. Il était, le pauvre, secrétaire d’État de feu Kálmán Széll

Tu lui rends le document avec respect. C’est une bien belle chose la reconnaissance de l’État – non, tu n’as pas besoin de le lire, tu vois déjà que le ministère s’est déclaré avec une immense reconnaissance, et ce n’est plus qu’une question de minutes pour qu’il fasse le nécessaire. Mais pour quelle raison pense-t-il que toi, un minuscule rouage…

- Attendez un peu.

À partir de ce moment il se met à déballer une masse vertigineuse de documents. Des lettres de ministères, d’académies, de sous-préfets, de plusieurs comtes, de représentants de grandes familles. L’un lui donne même d’un « Cher cousin ! » Tu ne comprends pas un traître mot de tout ça.

- Mais enfin, cher Monsieur… Pourquoi vous êtes-vous adressé à moi ?

Il ne répond pas. Il montre des documents. Tu entends vaguement qu’à cause du retard pris par cette affaire d’estampage de cuirs, maintenant, tant que le groupe financier américain n’aura pas donné son feu vert, un document porte aussi là-dessus, il est contraint de prostituer son génie et de s’associer au groupement de pression créé autour de la bouilloire à bacilles (sa propre invention également).

Tu ne demandes plus en quoi ça te regarde. Tu lui proposes deux pengoes.

Il en demande trois.

Et un piston.

Tu lui donnes deux cinquante et une lettre dans laquelle tu notes brièvement :

« Mon cher Csongor, je t’embrasse, comment vas-tu ? Salut à toi. »

Il aura un document de plus à montrer à sa prochaine victime, qui déboursera un pengoe de moins.

 

Pesti Napló, le 5 février 1931.

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