Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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L’HUMORISTE

146-l'humoriste l’est faux, protesta l’écrivain célébré, elle est fausse cette parabole bon marché sur le clown qui rêve toujours d’apparaître un jour dans un rôle tragique… Parmi mes nombreux titres et nombreuses qualifications j’ai toujours été le plus fier quand on m’intitulait humoriste… Et je sais très bien à quel point faire rire les gens est plus difficile et est une tâche plus noble que les faire pleurer. Je n’ai donc pas protesté ; si j’ai parfois protesté, contre cette qualification, c’est seulement contre son interprétation, quand j’avais le sentiment que ma modeste personne et le public nous n’entendons peut-être pas tout à fait la même chose sous le terme d’humoriste et ce qu’il recouvre…

Je vais donner un exemple.

Un jour, il y a de nombreuses années, j’étais appelé à faire une conférence dans une métropole voisine. En ce temps-là la ville en question, surestimant mes mérites, me choyait avec une affection inhabituelle – j’y étais populaire, sans que le public me connaisse personnellement. La conférence que je devais tenir était prévue comme l’attraction principale de la soirée qui se déroulait dans le palais de la culture : un public trié sur le volet, des noms brillants, même la cour était représentée, dans sa loge attitrée.

Avant que ce soit mon tour, un des éminents diplomates du pays se présenta devant le rideau pour annoncer au public : vous allez maintenant voir tel et tel monsieur, écrivain célèbre et populaire, excellent humoriste, qui probablement fera rire le public reconnaissant. Son annonce fut suivie d’applaudissements frénétiques – les dos se redressèrent, les yeux brillèrent. Déjà derrière les coulisses on pouvait sentir que la salle était électrisée, curieuse, attendait avec impatience de rencontrer enfin ma personne. L’atmosphère était au beau fixe, comme on dit, une odeur de succès flottait dans l’air.

Cette confiance me revigorait, je ressentais de la gratitude pour ce public, c’est tout de même encourageant de voir qu’on est compris et estimé, pensais-je. Et j’ai pris le chemin de la scène, mais dès la petite porte qui y conduisait, j’ai remarqué que la lampe posée sur la table de lecture n’éclairait pas. Étant légèrement myope et désirant prévenir des complications, j’ai reculé d’un pas et fais signe à un machiniste, un homme en queue-de-pie, bien rasé comme moi, et je lui ai demandé de bien vouloir aller allumer la lampe.

Le machiniste se rendit jusqu'à la table.

Tonnerre d’applaudissements.

J’ai compris aussitôt la situation. Le public prenait le machiniste pour moi. Ça, je ne l’avais pas prévu.

Néanmoins le machiniste ne s’occupait guère de la salle ni des applaudissements qui ne lui étaient pas destinés, il se concentrait sans perdre de temps sur la réparation de l’éclairage. Il essayait d’allumer la lampe. La lampe ne s’allumait pas. Il vérifiait les branchements et il a constaté que le câble était enroulé à un pied de la table ; sans dire un mot il s’est mis à quatre pattes et s’est engouffré sous la petite table pour rétablir le contact.

 

Je ne crois pas que, Marc Twain compris, aucun humoriste au monde ait jamais eu un aussi colossal succès que ce machiniste, dont le public croyait que c’était moi.

Les gens étaient hilares. Ils hurlaient d’ivresse, applaudissaient, tapaient des pieds, tombaient de leur fauteuil de rire.

Eh bien, il est formidable ! Un humoriste vraiment original ! Il commence par se mettre à quatre pattes !

Ça alors !

 

Pesti Napló, le 19 décembre 1931.

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