Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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dÉtective privÉ

Le détective privé a un regard encourageant, paternel :

- Je vous en prie, prenez place. Ne soyez pas aussi inquiet. Nous sommes tout à fait seuls. Faites-moi confiance. Dans une institution de sourds-muets vous ne pourriez pas escompter sur plus de discrétion que chez moi. Dites-moi en toute franchise, sans honte, de quoi il s'agit ?

Le poète hésite, se tait.

Un sourire compréhensif apparaît sur les lèvres du détective privé.

- Je connais cette gêne. Les gens viennent souvent me voir comme ça. Je la connais et je la comprends. La personne qui vient me voir, s'y est en général décidée après de longues et douloureuses tergiversations. La chose qui la ronge et la torture sont de nature telle qu'elle préférerait ne pas se l'avouer, même à elle-même, si des signes et des faits particuliers ne la forçaient à la reconnaître. Mais ils l'y contraignent, et à ce moment-là tout est vain : on a besoin de certitude pour ne pas périr de ses doutes. Mais comment parvenir à une certitude ? Notre bon goût, notre tact, notre fierté protestent. On n'a ni le talent, ni les yeux, ni le flair, ni l'expérience pour aller jusqu'au bout, pour dévoiler l'entière vérité. Et c'est à ce moment que l'on pense à moi. Est-ce exact ?

Le poète le regarde avec gratitude. Il acquiesce rapidement de la tête. Le détective privé se frotte les mains avec satisfaction. Il laisse passer un peu de temps puis il reprend avec bienveillance, avec insistance :

- Allons, dites-moi tout. Quels sont les signes… ?

Le poète le regarde avec étonnement.

- Mais…

- Je comprends. J'ignore pour le moment, n'est-ce pas, de quoi il s'agit. Mais il s'agit bien de quelque chose, n'est-ce pas, et je n'aimerais nullement offenser votre sensibilité… Je voudrais vous permettre de parler par vous-même, directement, d'un trait… sans contrainte… Je ne suis pas un juge d'instruction, si je dois ressembler à quelqu'un, j'aimerais mieux vous rappeler un conseil spirituel… un ami intime…

Les lèvres du poète se contractent. Il baisse les yeux :

- Vous êtes un homme raffiné… Je ne me suis pas trompé…

Le détective privé poursuit, avec énergie, pour l’hypnotiser cette fois :

- Peut-être. Bien sûr. Mais vous êtes également malheureux. Et vous n'en sortirez pas tout seul. Je peux vous aider. Je vous aiderai. Vous connaîtrez l'entière vérité. J'ai seulement besoin de quelques éléments. Quand avez-vous remarqué la première fois que quelque chose clochait ?

Le poète esquisse un geste de désespoir.

- Il y a très longtemps… Il y a des années…

- Et c'est seulement maintenant… que vous vous êtes décidé ? Vous avez évidemment espéré tout comprendre par vous-même.

- C'est juste.

- Bon. Procédons dans l'ordre. Quel a été le premier signe suspect ?

- Difficile à dire comme ça… Ce n'est peut-être pas d'un seul coup… Un jour j'ai remarqué que quelque chose avait changé… Pas extérieurement, vous comprenez, extérieurement tout était comme avant… C'est la saveur des choses qui a changé…

Le détective privé sourit.

- Je comprends, c'est toujours comme ça au début. Le reste vient après, n'est-ce pas… Ce qui a changé, c'est l'attitude de…

- Oui… Et en toutes choses il manquait désormais le sel qui donnait un sens, la joie à ma vie, la foi… J'avais beau essayer de lire, d'apprendre, de travailler… de participer à…

- Attendons. Chaque chose en son temps. Donc, c'est sa froideur que vous avez d'abord remarquée. Ensuite ses caprices. À quel moment a-t-elle découché une première fois sans fournir d'explication ?

Le poète lève la tête.

- De qui parlez-vous ? - demande-t-il poliment.

- Et bien, de la femme.

- Quelle femme ?

- Mon Dieu, mais… votre épouse.

Le poète hausse les épaules.

- Je ne suis pas marié.

Le détective privé fait un geste involontaire d'impatience.

- Naturellement, je ne pensais pas au sens administratif du terme… Devant moi il n'y a pas de quoi rougir. Je suis là justement pour enquêter dans les affaires les plus discrètes… Donc ce n'est pas votre épouse mais votre amie.

- Mon amie ?… Ah, vous voulez parler de mes amies… Non, pas du tout, elles ne sont pas en cause… Elles ont toujours été parfaites, d'ailleurs actuellement je n'en ai pas…

La chaise du détective privé grince nerveusement. Il se racle la gorge :

- Alors il s'agit peut-être d'argent… D’une affaire peut-être ? Son attitude n'est pas conforme à vos conventions… Vous soupçonnez éventuellement qu'au moment des comptes, il… Dites-moi tout en confiance, nous irons au fond des choses.

Le poète éclate de rire.

- Des affaires ? Des conventions ? Des comptes ? Avec moi ?

Le détective privé se lève. Il jette un coup d'œil à la pendule, il sourit encore mais sa voix change de ton.

- Dites-moi alors en quoi je peux vous être utile ?

Le poète se lève aussi. Son regard se perd dans le lointain, il lève un peu les bras.

- Où donc fuit loin de nous la jeunesse volage ? – prononce-t-il d'une voix claire, sonore, plaintive.

Le détective privé recule.

- Pardon ?

- Oui, où fuit-elle donc notre jeunesse ? Dites-moi qui nous prive de nos illusions ? Pourquoi l'âme pure s'emplit-elle de chagrin ? Pourquoi tombe la feuille, pourquoi, fuit le printemps ?

Puis de plus en plus fort :

 

Sur son épaule dénudée la croix

La vérité palpite et crie, pourquoi

Quand sur son cheval bouffi

Va plastronnant l'orgueilleuse infamie ?

 

Eh bien ? Pourquoi ? À qui la faute ? Qui l'a voulu ? Qui en profite ? Où est Dieu ? Où la vérité ? C'est ça que vous devez trouver ! Voilà pourquoi je suis venu vous voir !

Le détective privé cherche sa respiration.

- Comment osez-vous ! – crie-t-il d'une voix de crécelle, rouge d'indignation. - Qu'est-ce que c'est que cette stupide plaisanterie ? Je n'ai pas de temps à perdre ! Mon temps est un peu plus précieux que le vôtre ! Quelle insolence !

Le poète pointe son doigt vers un écriteau sur le mur.

- Excusez-moi. J'ai lu votre annonce : "Je vois tout, j'apprends tout, j'éclaircis tout." Je croyais… J’ai eu l'idée… Mais ce n'était nullement une plaisanterie… Tout au plus un malentendu… Ce n'est pas la première fois… Je vous demande pardon… Je ne voulais pas vous offenser…

Et lentement, le pas hésitant, il se dirige vers la sortie.

 

Pesti Napló, le 17 février 1931.

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