Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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CHANGEMENT DE NOM

Nomen est omen… Le nom dit tout !

Nous connaissons ce dicton, et cela ne nous étonne plus d’avoir été étonnés si le nom de quelqu’un de connu ou d’inconnu, un mot sensé est par hasard en rapport avec la personne, le caractère, les traits distinctifs de qui le porte (n’oublions pas : jadis chaque nom avait un sens, une signification !).

Pourtant ce qui est étrange en réalité, c’est que nous prenons cela pour le hasard et non le contraire. Nous considérons que le nom d’une personne n’a aucun lien logique avec la personne, mais le plus souvent pas même avec des notions claires et compréhensibles – que la plupart des noms ne signifient strictement rien, ce ne sont qu’amas incohérents de lettres, une sorte de désignation quasi algébrique pour une famille – en clair : du charabia.

Et nous qualifions de hasard extrêmement amusant si un savetier s’appelle par hasard Savetier, ou un serrurier : Serrurier, un tailleur : Tailleur, un meunier : Meunier. En revanche nous ne ressentons rien d’antinaturel si ces noms Savetier, Serrurier, Tailleur ou Meunier sont portés par exemple par des écrivains connus et mille fois évoqués et cela ne nous heurte pas si nous apprenons que notre boucher par exemple s’appelle Michel Délicat (à qui l’épithète Sanguinaire conviendrait mieux), nom qui devrait plutôt orner un grand poète lyrique !

Les noms remontent pourtant bien d’une époque archaïque ; les philologues ou les étymologistes ne cessent de proclamer qu’ils rappellent un métier ou un caractère : à l’origine ils servaient à distinguer les hommes dans leur qualité humaine, les ancêtres des Tailleur devaient être tailleurs et ceux des Meunier, meuniers – mais aujourd’hui ? Nous nous souvenons de notre enfance quand les Indiens, héros de nos romans préférés, s’appellaient Bas de Cuir, Œil de Lynx ou Tueur de Fauves, cette désignation décrivait des qualifications effectives. Nous savons aussi par expérience que dans les milieux paysans, certains noms semblables étant nombreux, les gens y adjoignaient des adjectifs distinctifs : Charpentier le buveur, Charpentier l’échalas, Charpentier six bœufs. Mais nous considérons comme une sorte d’ennoblissement amusant, personne ne s’y attendrait, on trouverait même étrange, si dans le patronyme noble d’une famille vraiment noble on incluait une opinion sur ce qui caractérise la famille en question. Si par exemple un noble récemment devenu commerçant ou un autre qui vient de se consacrer à l’industrie choisissait pour patronyme par exemple la matière brute qu’il fabrique. Et nous tenons pour un hasard intéressant que notre éminent confrère Lajos Zilahy a literati pour prédicat.

Pour quelle raison ?

Nous aimons désigner chaque objet par un nom logique, de façon que le mot détermine l’essentiel de l’objet.

Pourquoi justement l’homme, l’objet de nos connaissances et de notre intérêt, défini par le plus grand nombre de données, ferait-il exception ?

Aurions-nous honte de ce qui est le plus important en nous, ou les autres n’auraient-ils pas le courage de nous appeler par notre nom ?

On en est arrivé à ce que notre milieu proche nous reconnaît plus facilement par nos petits noms ou nos surnoms, nos sobriquets, que par nos noms honnêtement hérités de nos parents. Combien de fois entendons-nous des phrases comme : Ah, tu veux parler de Csudi le bègue ? Pourquoi tu ne le dis pas ? J’ignorais qu’il s’appelait Krapacsek.

En effet, l’humour sain au service de la désignation s’est déjà débrouillé sur ce point. Chacun dans la société est affublé d’un sobriquet plus ou moins bien trouvé. Autrefois, dans les années mille huit cent quarante, nos auteurs de comédies trouvaient naturel le besoin de nous renseigner : ils baptisaient leurs personnages de noms significatifs : le poète – Esprit, l’avocat – Écorcheur.

Aujourd’hui ce courant n’est plus à la mode, le naturalisme a nettoyé même la scène de cette saine habitude – moi je ne vois pas pourquoi un jeune premier serait plus vraisemblable s’il s’appelait Docteur Barta, plutôt qu’Amoroso.

Après tout cela…

Après tout cela je pose la question : que se passerait-il si un jour un dictateur mondial ordonnait que tous les noms jusque-là en usage perdent leur validité à partir du lendemain, que chacun devrait se choisir un nouveau nom, ou plus exactement chacun devrait se faire rebaptiser par un jury composé de ses amis, connaissances, clients, lecteurs, admirateurs, détracteurs et critiques, afin que ce nouveau nom soit enfin une désignation caractéristique de la personne qui le porte ?

Imaginons une telle éventualité, mesdames et messieurs !

J’ai l’honneur de fonder le jury le plus nombreux (pour les célébrités) et le plus compétent : les lecteurs.

Que le grand baptême commence.

Quel nom donner dans ce nouveau monde à venir à vos favoris, écrivains, comédiens, politiciens ? Quel nom et éventuellement quelle particule de noblesse, si sa majesté l’Opinion Publique, grande puissance, le juge digne d’être anobli ?

Pour ma part, en partie comme modèle, en partie pour être moi-même membre de ce jury, je fais un certain nombre de propositions, en remarquant qu’il s’agit d’exemples classiques, comportant des vivants comme des morts.

Le nouveau nom de Napoléon : Gloire à Moi.

Le nouveau nom de Carnera : Poing Terrible

Le nouveau nom de Lindbergh : Icare Albatros.

Le nouveau nom de Krishnamurti : Dandy Gandhi.

Le nouveau nom de G. Bernard Shaw : Ire Landaise.

Le nouveau nom de Bethlen[1] : Perpetuum Mobile.

Le nouveau nom de Franciska Gaál : Fille multiparemultirôle.

Le nouveau nom de Sári Fedák : Primadonna Hautdegré.

Le nouveau nom de Youchni : Moujik Musique.

Le nouveau nom de Béla Salamon : Blagues Timides.

Lecteurs, j’attends la suite.

Grand choix de noms anciens ou nouveaux disponibles !

 

Színházi Élet, 1931, n° 6.

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[1] István Bethlen (1874-1946) Premier ministre ; Franciska gaál (1904-1973) Chanteuse de cabaret ; Sári Fedák (1879-1956). Comédienne ; Béla Salamon (1885-1965). Comédien, humoriste.