Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Moineaux et rats
Intermezzo
lyrique
À propos de la dératisation
depuis longtemps proclamée, afin qu’il y ait quelques
variétés au moins dans les belles promesses, cette semaine la
municipalité de la capitale s’est résolue à un
nettoyage des moineaux. Il y a trop de moineaux, se lamente le rapport, ils
sont bruyants, insolents et sales, nous, on va leur montrer.
Je n’accueille pas cette action avec
autant d’enthousiasme que le plan précédent.
Le rat est un animal de toute façon
dégoûtant, indépendamment des dégâts
qu’il cause. C’est un animal antipathique, non au sens individuel
et relatif, au sens absolu, en tant qu’espèce – non
seulement depuis notre vision anthropocentrique, mais aussi du point de vue de
la nature. La Vie Universelle à laquelle appartiennent tous les vivants,
plantes, animaux et homme, possède, elle possède bel et bien des
normes, des événements et des tendances esthétiques, voire
moraux, que ressentent tous les
êtres vivants, y compris celui qui viole cet idéal. Il le viole
sans doute non sans raison, évidemment. La science de
l’évolution soupçonne que cette raison tient dans la
plupart des cas à l’instinct de conservation, mais ceci ne fait
qu’expliquer et non excuser. Qu’une espèce, dans les
mêmes circonstances, dans sa lutte pour la vie, se masque plutôt en
crapaud qu’en libellule ou papillon, cela en tout cas ressortit à
l’imagination de l’espèce en question, sa conception du
monde, pour le dire franchement : son goût. Il faut vivre,
c’est certain, mais vivre à
tout prix, même si personne ne tire le moindre plaisir de cette
vie ? – cette brutalité se venge dans le monde animal aussi,
comme dans la société humaine, parce que le brutal violent ne tire
pas de plaisir de sa vie non plus.
Je suis tout aussi objectif que
n’importe quel savant naturaliste, toutefois la fuite peureuse, gauche et
agitée de la punaise me fait imaginer qu’elle-même aurait
honte d’être sournoise, puante et vile et d’avoir choisi pour
elle une carrière pour désespérer, piquer et de
surcroît empoisonner celui dont elle suce le sang. Je suis tout aussi
sentimental que n’importe quel poète, pourtant je ne ressens
aucune compassion quand on la tue. Comme si c’était dans
l’ordre des choses, comme si un tel animal sentait lui-même
qu’il ne mérite pas sa vie sans fruit pour personne.
Eh bien, toutes proportions gardées
je ressens quelque chose de semblable à propos du rat. Comme si ce
n’était pas son destin mais sa propre vile nature qui le
contraignait au misérable et malheureux mode de vie qui est le sien. Regardez, ses proches parents, la martre, la
magnifique hermine, l’amusant agouti, se sont révoltés
contre la nature détestable de l’espèce, ils se sont
émancipés et par là même se sont créé
des conditions relativement plus humaines, disons plutôt plus rongeuresques :
lumière du soleil, champs, fleurs. Ils étaient charmants et
insouciants, ils n’ont pas pris trop au sérieux l’affaire de
la survie, et ils n’ont pas eu tort : ils s’en sont mieux
sortis. Le rat, et en particulier cette variété asiatique
méchante, poilue et puante qui voilà deux siècles a
exterminé le rat domestique moins insupportable dans une guerre
souterraine, systématique, pressent légitimement et trahit dans
son attitude à quel point il craint l’exaspération
justifiée des êtres vivants. L’inquiétude de la
culpabilité et la mauvaise conscience s’affichent sur son museau
insolent, la vibration de son nez, ses yeux chassieux, sa lèvre
inférieure retirée sous son menton. Il n’est pas
détesté que par l’homme, les animaux ne lui adressent pas
la parole non plus. Le lion (qui n’a pourtant pas le goût tellement
délicat) lui tourne le dos, tremble et produit des symptômes nauséeux
chaque fois qu’il le rencontre. Même le basset furieux et imbu de
son sens du devoir, qui a pourtant été éduqué pour
cela, se hérisse le poil et siffle en même temps qu’il le
saisit par la gorge : non seulement de fureur, mais aussi de dégoût.
Voilà pourquoi le rat fuit à en perdre l’esprit partout
où il flaire une vie différente, plus forte et plus juste que la
sienne.
*
Pourtant, même si c’est de
façon indigne, il existe une association d’idées
compréhensible en ce que, après les rats, la
représentation de l’ordre et de la propreté bourgeois a
aussi pensé aux moineaux.
Cette association d’idées ne
provient pas de leur nature mais de leur vie sociale.
Il s’agit de deux espèces
misérables, crève-la-faim – repoussées du cercle des
animaux vivant dans l’entourage de l’homme, ce sont tout de
même des animaux domestiques,
leur destin les a liés à celui de l’homme, ils suivent la
civilisation humaine, ils vivent grosso modo en parasites sur les
déchets de la culture humaine – entre deux méchantes
natures et l’homme, c’est tout de même ce dernier
qu’ils ont choisi et à qui ils manifestent leur attachement
douteux.
Ils sont les prolétaires de la
société des animaux domestiques. Après
l’aristocratie de nos animaux décoratifs, la ploutocratie
commerciale des bovins et des volailles, la bourgeoisie laborieuse des chiens
et des chevaux, ils constituent la quatrième caste.
Mais même là, il existe des
degrés.
Le monde souterrain des rats, leur
goût du caniveau, leur romantisme de cave, le caractère
cryptogamique de leur vie sociale, si je peux dire, leur mentalité, évoque l’image de cette
société parasitaire méprisable de mendiants que même
Marx, enthousiaste de la libération des gueux, a reniée,
stigmatisant, sous le nom collectif de Lumpenprolétariat,
leur nature incorrigible, attachée au crime et à la fange.
Les moineaux sont différents.
*
Ce n’est ni la contrainte, ni
l’état de perdant dans la lutte pour la vie qui les a
condamnés, promus plutôt qu’abaissés à la
dernière caste dans la société des animaux domestiques,
mais leur sage et gaie simplicité.
Cette âme bohémienne
insouciante, l’âme du moineau, si j’y pense, a
créé la société communiste idéale parmi
toutes les espèces animales : elle a résolu les
problèmes douloureux de l’individu et de la société
avec une légèreté parfaite.
Que d’organisations
désespérées, compliquées ont pondu les autres pour
répondre à la tâche impossible de trouver de fausses
solutions au fonctionnement d’ensemble de l’espèce et de
l’individu.
Les fourmis, les termites et les abeilles
construisent un château fantastique, sélectionnent toute une
série de diverses classes d’esclaves, maintenant une apparence de
vie au prix d’un travail et d’une souffrance inouïs.
La vie des prédateurs est peur et
alerte, celle des herbivores est sang et horreur.
Celle des hommes… ?
*
Une société de moineaux, en
tant qu’unité organisée au sens scientifique du terme
n’existe en réalité pas.
Mais il existe une vie sociale chez les
moineaux.
Cette socialisation n’est ni un
parlement, ni une milice, ni une fédération économique ou
politique face à des intérêts contraires imaginés ou
non imaginés, pour la défense d’intérêts
communs imaginés et non imaginés.
Ils n’ont nul besoin d’une
telle protection. Le peu de déchets qu’il leur faut, chaque
moineau se le procure séparément, sans l’aide des autres, sans
déranger les autres.
Mais alors pourquoi se rassemblent-ils si
bruyamment avec leur pépiement fracassant, dès qu’ils le
peuvent ?
Pour rien. C’est parce qu’un
être vivant gai, heureux et satisfait parce qu’il est simple,
cherche la compagnie de ceux qui lui ressemblent. Parce qu’il se sent
bien dans une compagnie nombreuse, où il peut jouir de la joie de vivre
simple qui émane de ses semblables.
De quoi pépient-ils, palabrent-ils,
quel est l’ordre du jour de leur synode ?
Rien.
Ils ne mènent pas de guerres, ils
n’ont pas de programme d’éducation populaire, ils ne cooptent pas un corps d’officiers, ils ne se cassent
pas la tête pour l’avenir de leur espèce.
Les moineaux n’ont pas de chef parce
qu’il ne faut les conduire nulle part, puisqu'ils se sentent excellemment
bien là où ils sont.
Ils ne migrent pas en Afrique, ils ne
craignent pas l’hiver – tant pis si l’un ou l’autre
gèle – bien plus d’hirondelles ou de cigognes
périssent durant les longs trajets. Si l’homme le supporte, lui
qui est un oiseau autrement plus délicat, nous le supporterons bien nous
aussi, pensent-ils, guettant les grues migratrices sans jalousie.
De quoi peuvent-ils alors tant palabrer,
alors que ni l’espèce ni les individus n’ont de
problème à résoudre ?
Manifestement de ce qu’il fait si bon
vivre. Comme c’est amusant d’entendre chuchoter l’air sous
les ailes, comme la ville est belle vue d’en haut, comme tout ce monde
bariolé est charmant et quelle chance est pour nous d’être
uniformément gris dans cette bigarrure de couleurs, nous ne tapons
à l’œil de personne, nous ne suscitons pas de jalousie,
d’envie de vengeance, nous ne barrons le chemin de personne, personne ne
veut nous imiter ni prendre notre place.
Ils doivent être
d’étrangement mauvaise humeur, ces autres animaux, si l’on voit
la prudence et la pondération avec lesquels ils mettent un pied devant
l’autre.
Cela nous dépasse. Même quand
nous sommes sur la terre, nous ne faisons au plus que sautiller de joie.
*
J’aime le moineau.
Sa charmante petite tête est
habitée par une grande sagesse simple.
Il n’est pas vrai qu’il soit
insolent.
Il sautille respectueusement autour de toi,
et il n’ose s’approcher de toi que s’il voit qu’il ne
te dérange pas et que tu ne veux pas non plus lui faire de mal.
Brehm écrit que le moineau a une capacité
d’observation admirable. Il juge et met en place correctement les
caractères divers du cheval, du chien, du chat ou de l’homme.
Pourquoi lui en veut-on ?
Je ne plains pas les quelques grains de
blé qu’il leur faut. Leur pépiement, s’il ne
m’enchante pas, ne m’a jamais énervé.
Et s’il est arrivé une ou deux
fois qu’abusant de leur position plus favorable ils n’ont pas
suffisamment respecté mon chapeau melon sérieux, cela ne
m’a pas mis en colère, j’ai considéré
l’innocente petite carte de visite blanche comme un avertissement
symbolique : à quel point ils sont plus raffinés envers nous
que nous le serions envers eux s’il arrivait qu’ils doivent marcher
au sol et nous, animaux supérieurs, volions dans les airs.
Et aussi comme une opinion modeste mais
à prendre en considération sur la sage organisation
institutionnelle de la société humaine.
Pesti
Napló, 1er mars 1931.