Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
examen des lieux
ou
Aveu sincère en tant que circonstance
atténuante
Les droits de
présentation de la présente pièce[1] doivent être
demandés exclusivement aux éditions théâtrales du
Docteur Sándor Márton (Budapest, IVe, Bécsi
u. 1.).
Copyright 1930 by le Dr. Alexander Márton.
Créé sur
Hörcsög : Géza Boross[2]
schwerkopf : Vilmos Komlós
juge d’instruction : József
Rolkó
gardien de prison : József Berky
Greffier : Árpád Fenyő
garçon de cafÉ : Lajos Barna
Le garçon
de cafÉ (vers
l’extérieur) :
Par ici s’il vous plaît.
Le juge
d’instruction et
Le Greffier (entrent, le
greffier, une serviette à la main.)
Le Juge
d’instruction (vers
l’arrière) : Restez là jusqu’à ce
qu’on vous appelle. (Au greffier.)
L’offensé est-il présent ?
Le Greffier : Le monsieur attend dehors dans
sa voiture.
Le juge
d’instruction : C’est bien. (Regarde alentour, au Garçon.) : nous voici donc sur les
lieux.
Le garçon
de cafÉ (hausse les
épaules) : C’est-à-dire, nous sommes ici au
café Zeppelin… Vous désirez un petit noir ?
Le Greffier : Vous la fermez ! On
n’est pas au marché noir, ceci est un acte officiel, en ce moment,
on n’est pas au café Zeppelin, mais sur les lieux des faits. Un
local officiel. Répondez correctement à Monsieur le Juge
d’Instruction, sinon je vous fais évacuer les lieux…
Le garçon
de cafÉ (hausse les
épaules) : Oui, Monsieur.
Le juge
d’instruction : Laissez, Monsieur le Greffier… Il se
pourrait qu’on en ait besoin en tant que témoin… Prenez
place, s’il vous plaît.
Le Greffier (regarde alentour, puis s’assoit à une table, sort
des documents de sa serviette, les étale sur la table, installe un
encrier, se prépare, s’adresse au garçon) : Alignez les chaises contre le
mur. C’est là qu’on installera les personnes à
auditionner. Je veux l’autre table à côté de moi.
(Le
garçon s’exécute.)
Le juge
d’instruction (s’assoit
derrière l’autre table, chausse ses lunettes) :
Donnez-moi le témoignage et le procès-verbal du premier
interrogatoire. (Le greffier lui tend des
documents.) Merci. (Il sonne.)
Le garçon
de cafÉ (saute de la
chaise sur laquelle il s’était assis) : Vous
désirez un petit noir ?
Le Greffier : Quelle insolence... Je vais
vous faire évacuer… La sonnerie signale que l’acte officiel
a commencé… Asseyez-vous…
Le garçon
de cafÉ : Entendu… (Il se rassoit.)
Le juge
d’instruction (Il sonne
de nouveau) : Je commence la deuxième séance
d’auditions de l’instruction de l’affaire criminelle Hörcsög, associée à un transport
sur les lieux.
Le Greffier (au garçon de café) : Quelle insolence,
levez-vous…
Le garçon
de cafÉ : Vous avez bien voulu me dire… fait savoir
à l’instant…
Le Greffier : Mais c’est un acte
officiel… (Le garçon de
café se lève.)
Le juge
d’instruction : Faites entrer les offensés, s’il
vous plaît.
Le Greffier (à haute voix) : Appariteur, faites entrer
l’offensé. (Pause.)
Le Greffier (hurle) : Vous êtes sourd ?
Le garçon
de cafÉ (étonné) :
Moi ?
Le Greffier : Naturellement. Étant
donné qu’il n’y a pas d’appariteur, c’est vous
qui allez jouer ce rôle officiel. Courez immédiatement à
l’automobile qui stationne à l’extérieur et invitez
Monsieur Schwerkopf se trouvant à
l’intérieur de bien vouloir se donner la peine
d’accéder à la salle d’audience.
Le garçon
de cafÉ (hausse les
épaules, sort.)
Le juge
d’instruction (s’immerge
dans les documents. Murmure pour lui-même) : Hum. Cet aveu est
incohérent… Il dit qu’il s’est d’abord
cogné la tête… C’est après qu’il
l’a retourné… Eh bien, on fera la lumière sur tout
ça.
Le Greffier (commence pendant ce temps à écrire le procès-verbal.)
Schwerkopf (entre, salue en se courbant) : Je vous souhaite le bonjour,
Monsieur le Juge d’Instruction.
Le juge
d’instruction (poliment) :
Bonjour, Monsieur… Je vous prie de prendre place. Vous êtes au
courant, n’est-ce pas, de la raison pour laquelle le responsable de
l’instruction a souhaité votre présence ici ?
Schwerkopf :
Naturellement… J’ai reçu la convocation… Pour un
examen des lieux, dans l’affaire…
Le juge
d’instruction : Oui, Monsieur, dans l’affaire
criminelle Hörcsög. Êtes-vous au
courant de la signification de cet acte officiel ?
Schwerkopf
(ennuyé) : Naturellement… Pour un
examen des lieux… Pour un examen officiel… Écoutez, moi je
suis abonné à ces Bulletins… Dont le rédacteur est
Monsieur Pekár…
Le juge
d’instruction : Dans la pratique de la criminologie moderne
l’examen des lieux en tant que moyen important de la description exacte
du crime joue un rôle considérable.
Schwerkopf :
C’est ça…
Le juge
d’instruction : La cour se transporte sur le lieu du crime,
elle amène avec elle le ou les coupables, elle les interroge sur place.
La simple vue du lieu brise souvent même les dénégateurs
les plus endurcis.
Schwerkopf :
C’est très bien, voyez-vous. Il faut les briser. Ça ne
marche pas autrement.
Le juge
d’instruction : La criminologie basée sur la
psychologie moderne peut aller encore plus loin si nécessaire. Dans le
cadre de l’examen des lieux nous pouvons faire reconstituer son acte par
le criminel – il doit jouer comment il a commis son acte. Ainsi
l’examen génère une image nette sur le déroulement
du crime. La valeur de cet aveu démonstratif aux yeux du procureur est
presque aussi grande que celle d’un flagrant délit. Par
conséquent d’un point de vue légal on ne peut pas
rêver preuve plus convaincante. Et d’un point de vue psychologique
il exerce un fort effet sur le criminel.
Schwerkopf (rigole) : Ah bon. C’est très bien. Il doit
être brisé, ce salaud.
Le juge
d’instruction : Autrefois on utilisait ces examens des lieux
avec reconstitution plutôt dans des cas spéciaux, cambriolage,
meurtre avec effraction. Mais le représentant juridique de Monsieur a
proposé d’appliquer cet examen au cas présent
également pour une meilleure efficacité, et comme les textes y afférant
n’excluent pas explicitement
cette possibilité, ou plutôt ils ne déterminent pas de
façon limitative les conditions qualitatives spécifiques de son
application, nous avons été amenés à donner suite
à cette requête.
Schwerkopf (ne comprend pas un traître mot) : Bien entendu,
naturellement… Explicité…
Si c’est mon avocat qui le dit, c’est juste. (À part.) Que diable a encore inventé ce Pacskay avec son esprit tordu ? (À haute voix) La loi, c’est la loi. Il faut le briser.
Le juge
d’instruction (sonne) :
Faites entrer le prévenu.
Le Gardien
de prison et Hörcsög (entrent).
Le Greffier :
Asseyez-vous.
Le Gardien
de prison (fait asseoir Hörcsög et s’assoit à
côté de lui).
Le juge
d’instruction : J’ordonne l’ouverture de la suite
de l’audition relative à l’examen des lieux. Monsieur le
Greffier, je vous demande…
Le Greffier :
Oui, Monsieur. (Il se met à
écrire à vive allure. Par la suite, il ne cessera jamais
d’écrire, quoi qu’il arrive, sans même lever la
tête.)
Le juge
d’instruction : Venez ici maintenant.
Hörcsög
(jeune homme troublé, inquiet, il
se plante devant le juge d’instruction).
Le juge
d’instruction : Regardez autour de vous. (Hörcsög regarde.) Reconnaissez-vous cet
endroit ?
Hörcsög (doucement) : Oui, Monsieur.
C’est la pièce intérieure du café Zeppelin,
où le soir il est aussi possible de dîner.
Le juge
d’instruction : Exact. Lors du premier interrogatoire vous
avez déjà reconnu l’essentiel des faits, vous devez
toutefois nous éclairer sur quelques détails contradictoires.
Donnez des réponses sincères à chacune de mes questions.
Vous contribuerez ainsi grandement à obtenir notre indulgence lors du
jugement de votre crime. (Hörcsög
baisse les yeux.) Donc, le meurtre a bien eu lieu dans ce local-ci ?
Hörcsög (tressaille) : Meurtre ?!... (Il porte autour de lui un regard
effrayé, aperçoit Schwerkopf.) Mais
c’est Monsieur, là…
Le juge
d’instruction : Oh, pardon ! J’ai confondu les
deux dossiers… Il ne s’agissait pas de celui-ci. Alors, la chose
s’est bien passée ici ?
Hörcsög (pleurnichant) : Monsieur le Juge,
je suis un homme doux, j’ai toujours été pour la
paix…
Schwerkopf (sursaute, en colère) : Un homme doux, pour la
paix ?... Espèce de…
Le juge d’instruction (sonne) : Calmons-nous,
Monsieur… (Vers Hörcsög.)
Vous ne répondez que si je vous pose des questions. Nous sommes
réunis ici pour examiner l’affaire dans ses détails. Donc,
ce soir-là, après neuf heures (il farfouille dans ses dossiers.) vous vous trouviez ici, dans ce
local.
Hörcsög :
Oui, Monsieur, ici… Je prenais paisiblement mon café… Je prenais
une tasse déjeuner pour dîner… Moi j’ai toujours
été…
Le juge
d’instruction (vigoureusement) :
Répondez seulement à mes questions. Montrez-nous où vous
étiez assis.
Hörcsög (cherche des yeux) : Ben, ici…
(incertain) mais il y avait une table
ici…
Le juge
d’instruction : Oui, cette table à laquelle je suis
assis était là-bas. Peu importe. Imaginez que cette table est
toujours là-bas.
Hörcsög :
Monsieur, je suis incapable de l’imaginer.
Le juge
d’instruction : Comment ça, vous êtes incapable
de l’imaginer ? C’est votre devoir de l’imaginer si on
vous invite officiellement à l’imaginer.
Hörcsög :
Monsieur, je suis un ancien combattant, invalide, j’ai reçu une
balle dans la tête.
Le juge
d’instruction (réfléchit) :
Hum. (Il a une idée.) Eh bien,
allez chercher deux tables. (Il sonne.)
Gardien !
Le garçon
de cafÉ (entre) :
À votre service.
Le juge
d’instruction : Apportez-en deux.
Le garçon
de cafÉ : À la bonne heure… (Il sort deux menus.) Nous avons un large
choix, pour vous servir… Petit-déjeuner complet, œufs au
jambon…
Le Gardien
de prison (le rabroue) :
Apportez ce qu’on vous a dit.
Le garçon
de cafÉ : Bon, bon, d’accord… (Il va chercher deux petites tables dans la
pièce voisine, puis il veut sortir.)
Le juge d’instruction :
Restez ici, vous. Il se pourrait qu’on ait besoin de vous pour
l’interrogatoire des témoins. (Le
garçon de café s’assoit à côté de Hörcsög.) Bien, installez la table à
l’endroit où elle se trouvait à l’heure des faits.
Hörcsög
(réfléchit, se
promène avec la table).
Le Greffier (lui crie) : Cessez de déambuler… On est là
pour faire tourner les tables ou pour un examen des lieux ?
Hörcsög (pleurniche) : Mais je veux tout
faire avec exactitude. (Il pose la table.)
Elle était ici à peu près…
Le juge
d’instruction : Donc, la table se trouvait là et vous
étiez assis à cette table ? (vers Schwerkopf) C’est exact,
Monsieur ?
Schwerkopf :
Oui, Monsieur le Juge. La table de l’accusé se trouvait à
peu près à cet endroit.
Le juge
d’instruction : Donc vous étiez assis à cette
table et vous preniez votre café ? Montrez-nous où se
trouvait la table du plaignant !
Hörcsög
(pose l’autre table à
proximité de la première).
Le juge
d’instruction (à
Schwerkopf) : C’était comme
ça ?
Schwerkopf (estime la distance entre les deux tables) : Oui,
environ… Un peu plus près peut-être… Je n’ai pas
pu bien les observer… Mais je crois qu’elles étaient un peu
plus près…
Le juge
d’instruction (se
lève, s’approche, pousse la table un peu plus près) :
Comme ça, à peu près ?
Schwerkopf :
Oui, disons.
Le juge
d’instruction (à
Hörcsög) : Continuez.
Hörcsög :
Ben, alors… (respectueusement)
Monsieur le Plaignant était assis à cette table et il
dînait…
Le juge
d’instruction : Que mangeait-il ?
Hörcsög :
Ben, je crois qu’il mangeait du chou farci.
Le juge
d’instruction (à
Schwerkopf) : Est-ce exact ?
Schwerkopf (faisant l’important) : Écoutez, ce n’est
pas totalement exact…Il y avait bien du chou, mais pas avec de la farce,
avec des boulettes de viande à part, interrogez plutôt le
garçon sur ce sujet.
Le juge
d’instruction (au
Garçon) : C’est vous qui l’avez servi ?
Le garçon
de cafÉ : Oui, Monsieur.
Le juge
d’instruction : Vous souvenez-vous du plat de chou ?
Le garçon
de cafÉ : Oui, Monsieur. C’était du chou en
patouille. J’en suis sûr parce que c’était un samedi,
et le samedi nous avons toujours du chou en patouille au menu… Venez le
goûter un jour…
Le juge
d’instruction : Entendu. Maintenant nous en sommes à
la reconstitution des faits. Le Plaignant était à sa table en
train de dîner. (À Schwerkopf.) Veuillez prendre place et faites comme si
vous dîniez. (Schwerkopf s’assoit à la table ;
à Hörcsög) C’était
bien comme ça ?
Hörcsög :
Non, ce n’était pas comme ça. Il dînait. Il avait une
assiette devant lui et il était en train de manger.
Le juge
d’instruction (perd
patience) : Allons, allons. Imaginez qu’il a une assiette devant
lui.
Hörcsög :
Monsieur, j’ai reçu une balle dans la tête.
Le juge
d’instruction (au
Garçon) : Avez-vous du chou dans la cuisine ?
Le garçon
de cafÉ (saute) : Oui, Monsieur, avec des tripes
fraîches.
Le juge
d’instruction : Bon, allez, apportez-en une assiettée.
Le garçon
de cafÉ : Une grande portion ?
Le juge
d’instruction (à
Schwerkopf) : Est-ce que
c’était une grande portion ?
Schwerkopf :
Oui. Attendez : oui, c’était une grande portion.
Le garçon
de cafÉ : J’y cours, Monsieur. (Il court.) Je savais bien qu’il commanderait quelque chose.
Le juge
d’instruction : Donc, voyons. Le plaignant était donc
assis ici. (À Schwerkopf.) Ici.
Schwerkopf :
Un peu plus par là. Oui, à peu près.
Le juge
d’instruction : Bien. Et l’accusé ?
Schwerkopf :
À deux pas. Ici.
Hörcsög :
ça ne devait pas
dépasser un pas et demi. Autrement je n’aurais pas entendu la
conversation.
Le juge
d’instruction : Lors du premier interrogatoire, vous avez encore
affirmé que c’était à deux pas.
Hörcsög :
Monsieur, on m’a insulté.
Le juge
d’instruction : Oui, oui… Bref, l’accusé
reconnaît qu’il était assis ici. Asseyez-vous.
Hörcsög (s’assoit).
Le juge
d’instruction : C’était comme ça ? (Hörcsög acquiesce timidement ; à Schwerkopf.) Bien. D’après le
témoignage vous étiez en train de manger et vous discutiez avec
le Garçon.
Le garçon
de cafÉ (apporte
l’assiette et la pose devant Schwerkopf) : Bon appétit, Monsieur.
Le juge
d’instruction : Vous tombez à pic. Restez ici,
mettez-vous devant la table. (À Hörcsög) Est-ce que le Garçon
était ici ?
Hörcsög (incertain) : Je crois.
Le juge
d’instruction : Donc vous reconnaissez que vous vous trouviez
ici. (À Schwerkopf)
Monsieur, pourriez-vous nous rappeler ce que vous disiez au garçon avant
de subir l’attaque inattendue ?
Schwerkopf :
Oui, très exactement. Je me le rappelle très bien.
D’ailleurs je vous l’ai déjà dit à la
première audience. J’avais dit au garçon qu’une
nouvelle petite guerre mondiale ne ferait pas de mal parce qu’elle trempe
l’âme de l’homme et qu’elle est bonne pour la
santé aussi.
Le juge
d’instruction (fouille
dans les dossiers) : Oui, c’est ce qui est noté ici. (À Hörcsög)
C’est ce que Monsieur a dit ?
Hörcsög :
Pas tout à fait. Ça correspond à peu près, mais il
ne s’est pas exprimé ainsi, il a dit que c’est bon pour les
poumons. S’il avait parlé de la santé, la moutarde ne me
serait pas montée au nez. Voilà. Mais il a parlé des
poumons, et je crois même qu’il a dit que c’est bon pour le
mou.
Schwerkopf (en colère) : Ce n’est pas vrai. J’ai
parlé de la santé. Si l’accusé continue de couper
les cheveux en quatre, moi aussi je tiens à reconstituer les termes
exacts. Du mou ! Je n’ai pas l’habitude de parler de mou.
Le juge
d’instruction : On y reviendra. Éventuellement on
mandatera un expert du tribunal pour étudier d’ici aux prochains
interrogatoires si vous avez l’habitude d’utiliser ce terme.
Maintenant poursuivons la reconstitution. (À
Hörcsög) Qu’est-ce que vous avez
fait alors ?
Hörcsög (pleurnichant) : S’il vous
plaît, je suis invalide de guerre… Je me suis emporté…
Messieurs, j’ai de bonnes raisons pour savoir que la guerre ne fait pas
de bien au mou…
Schwerkopf :
J’ai dit poumon !
Insolent !
Hörcsög :
Alors poumon.
Le juge
d’instruction : Et qu’est-ce que vous avez fait
alors ?
Hörcsög (pleurnichant) : Monsieur, je ne
sais pas ce qui s’est passé. Monsieur, je…
Le juge
d’instruction (le
rabroue sévèrement) : Ne tournez pas autour du pot,
ça ne vous avancera pas. Dites la vérité telle que
ça s’est passé.
Hörcsög :
J’ai eu une montée de bile. Et, heu… Et j’ai un peu
bousculé par-derrière le… la très honorable
tête du Monsieur.
Le juge
d’instruction : Qu’est-ce que ça veut dire, vous
l’avez bousculée ?
Hörcsög :
Ou alors je l’ai attrapée…
Schwerkopf :
Et il n’a pas cessé de hurler !
Hörcsög :
Je n’ai pas hurlé… J’ai seulement dit :
« Voilà comment ça fait du bien ! »
C’est-à-dire c’est comme ça que la guerre fait du
bien.
Le juge
d’instruction (sonne) :
Ne répliquez pas. Donc vous reconnaissez que vous l’avez
frappé à la tête. Vous l’avez frappé
comment ? Sur le côté ?
Hörcsög :
Non, Monsieur, je crois que c’était par en haut.
Le juge
d’instruction : Montrez-nous comment vous l’avez fait.
Hörcsög :
Ben, peut-être comme ça… (Il se lève de la table, il passe prudemment sur la droite, il
cherche dans ses souvenirs, puis il frappe prudemment la tête de Schwerkopf.)
Schwerkopf (en colère) : Ce n’est pas vrai. Ce
n’était pas comme ça… D’abord, le coup sur ma
tête n’est pas venu d’ici, mais de là, un peu plus en
arrière. Et puis, il était beaucoup plus fort… Et
comment… Écoutez, il a frappé si fort que ma tête a
basculé dans mon chou. La farce est restée sur mon nez, je vous
assure… Et un os du travers de porc a blessé mon nez
jusqu’au sang. Je peux le prouver. Je me suis fait photographier peu
après la scène. Mon nez était congestionné.
Regardez, j’ai fait joindre la photo à l’acte
d’accusation… On voit que l’accusé veut
échapper à sa responsabilité.
Le juge
d’instruction (sévèrement
à Hörcsög) :
Montrez-le-nous encore une fois. Mais je vous avertis,
réfléchissez bien sur les faits, car si vous niez, vous aggravez
votre cas…
Hörcsög (brisé, doucement) :
Monsieur, c’est possible que le coup était peut-être plus
fort.
Le juge
d’instruction : Montrez-nous.
Hörcsög (se place derrière Schwerkopf).
Le juge
d’instruction : Mettez-vous plus par là. Il
était là, n’est-ce pas ?
Schwerkopf (guette vers l’arrière) : Oui… un peu plus
par ici.
Hörcsög :
Ici.
Le juge
d’instruction : Là. Maintenant, montrez-nous. Mais je
vous avertis que si vous induisez l’autorité en erreur…
Hörcsög
(frappe si fort Schwerkopf
à la tête que le nez de celui-ci cogne dans l’assiette.)
Le juge
d’instruction (à
Schwerkopf) : ça s’est passé comme ça ?
Schwerkopf (se frotte le nez) : Ben, même ça, ce n’est
pas assez, c’était bien plus fort que ça. Et ensuite il
m’a attrapé par le cou pour me soulever, il m’a
retourné et m’a administré un tel coup de pied aux fesses
que je me suis étalé sur le seuil… Écoutez, si
l’accusé insiste pour les mots justes, alors moi aussi j’y
tiens !...
Le juge
d’instruction (solennel,
vigoureusement à Hörcsög) :
Je vous somme pour la dernière fois de nous montrer comment vous avez
exécuté l’acte incriminé. Je ne vous conseille pas
d’embellir les choses, vous risqueriez d’aggraver votre cas !
Cédez à de bons sentiments, rentrez en vous-même.
Hörcsög (pleurnichant) : Monsieur, ça
s’est passé comme je l’ai montré.
Le juge
d’instruction (bienveillant) :
Écoutez, jeune homme, soulagez votre conscience… Montrez-nous
comment ça s’est passé ! L’aveu sincère
sera considéré par le tribunal comme une circonstance
atténuante. Vous n’avez aucun intérêt à nier
ici. L’expertise médicale est dans le dossier.
Schwerkopf (victorieusement, pendant qu’il se frotte le nez) : Tout
à fait exact. Je me suis fait expertiser partout…
Le juge
d’instruction (extrait
l’expertise du dossier) : La voici… Vous la
reconnaissez ?... Soumettez-vous au poids des preuves, jeune homme !
Hörcsög (sanglote).
Le Greffier (doucement) : Soulagez votre conscience.
Le Gardien
de prison : Monsieur, rentrez en vous-même !
Le garçon
de cafÉ : Ne niez pas, Monsieur Hörcsög,
je l’ai vu moi-même…
Hörcsög (brisé) : Messieurs, que
voulez-vous de moi ?
Le juge
d’instruction : Montrez-nous encore une fois comment vous
avez fait..
Hörcsög (se range latéralement, fait un grand
saut en avant, il cogne de toutes ses forces la tête de Schwerkopf dans l’assiette, puis il le soulève
par le col, il lui administre un énorme coup de pied, et Schwerkopf s’étale de toute sa longueur sur le
seuil).
Le juge
d’instruction (à
Schwerkopf) : ça s’est bien passé comme
ça ?...
Schwerkopf (de par terre) : Oui, Monsieur le Juge d’instruction,
ça s’est passé comme ça…
Le juge
d’instruction (range
ses dossiers) : Merci. Après que l’étude a
révélé une image nette des événements, je
considère l’examen des lieux comme clos. Je transférerai
les documents au parquet. Par ailleurs, considérant l’aveu
sincère de l’accusé dont nous avons tous été
témoins ici, considérant qu’il n’y a pas lieu de
craindre une fuite de sa part, j’exerce le droit que m’attribue le
paragraphe XIV de la loi de 1929, et j’ordonne la mise en liberté
de l’accusé pour la durée de l’instruction. (Au Gardien.) Veuillez libérer Hörcsög.
Le garçon
de cafÉ : Vive la justice !
Le Greffier :
Vive la justice !
Schwerkopf (par terre, en gémissant) : Vive la justice !
Le juge
d’instruction (à
Schwerkopf) : Je remercie le plaignant pour
sa présence, je clos là l’examen des lieux ! Monsieur,
vous pouvez disposer !
Schwerkopf (par terre) : Je vous remercie également… Monsieur
le Juge d’Instruction… mais je vous prie… d’appeler
deux porteurs… une civière et des draps… pour venir me
chercher…
Le juge
d’instruction : Pour vous transporter chez vous ?
Schwerkopf : J’aimerais mieux la
clinique… (Deux personnes se
baissent pour ramasser Schwerkopf.)
rideau
Színházi
Élet, 1931. n°12