Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

LE CHAT JOUE AVEC LA SOURIS

"Confusion de sentiments"

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Au fond de la cour, ce matin, j’ai procédé à une "observation de psychologie animale", comme on dit.

Ça tombait à pic, j’ai récemment lu un livre sur les expériences du célèbre savant russe Pavlov. Les animaux reviennent à la mode, dans tous les coins du monde des institutions se créent pour expérimenter sur les animaux où l’on examine surtout leurs "capacités intellectuelles", dans l’espoir qu’une meilleure connaissance du fonctionnement du cerveau animal apportera des données utiles à la compréhension du cerveau humain. Cela sonne bien sûr un peu étrange : l’homme se demanderait donc à quoi sert l’intelligence, si elle n’est pas capable de comprendre ce que les animaux sont, eux, apparemment incapables de comprendre (c’est-à-dire la nature de l’intelligence humaine), et il est donc obligé d’apprendre la vérité grâce à eux – mais il faut aussi tenir compte de ce que cette science est d’assez fraîche date, et pour le moment son moteur semble être la curiosité, plus qu’un objectif précis.

Ceci après m’être suffisamment assuré que cette méchanceté infantile qui me rendait capable d’assister au jeu souvent évoqué dans de nombreuses comparaisons sur le chat qui joue avec la souris avant de la dévorer, sera qualifiée de "curiosité scientifique".  Je n’aurais pas pu faire la même chose quand j’étais enfant, en revanche je n’étais pas encore aussi infantile alors.

Dès l’école primaire nous avons entendu des mots de condamnation de cette coutume étrange. Dans le livre de lecture, ainsi que dans les exercices d’expression et de compréhension nos bons éducateurs reprochaient souvent sa "cruauté" au chat : c’est très vilain de sa part de torturer la pauvre souris au lieu de l’avaler d’un coup, comme le font d’autres animaux de meilleure moralité et d’un plus grand cœur, par exemple le requin qui a suffisamment de compassion et de pitié pour en finir rapidement avec sa victime. Donc, nos bons éducateurs ont su nous inculquer ce viatique, le traitement humanitaire : il faut éviter de faire mal et de torturer, veuillez tuer sans trop faire souffrir la victime.

Cette affaire de chat et de souris m’a toujours été suspecte. D’ailleurs on ne dit pas beaucoup de bien du chat en général, il serait infidèle, rusé, fainéant et sournois. Les graphologues ne déduisent d’ailleurs pas un caractère droit de la signature qui semble tracée avec ses griffes ; sa parenté altière, sa provenance royale, ne le rendent pas sympathique aux yeux du moraliste, et si l’homme le caresse quand même volontiers, on ne l’attribue pas à son mérite, mais plutôt à la faiblesse humaine qui fait tomber l’homme dans le piège des flatteries du chat. Pourtant, cette analyse me semble un peu simpliste, et me plaçant sur la base de la relativité des âmes, j’ai essayé de m’adresser à un observateur plus objectif, et j’ai lu un certain nombre de dissertations savantes sur le chat, en particulier dans son rapport avec la souris. Mais ni Brehm, ni Huxley ne disent fondamentalement autre chose que ce que j’avais déjà acquis dans mon livre d’écolier. Ils sont seulement un peu moins partiaux dans la mesure où ils ne stigmatisent pas moralement le chat, en revanche ils affirment "objectivement" que celui-ci "torture" bel et bien la souris, « sans aucune raison qui pourrait être expliquée par l’instinct d’alimentation des prédateurs » selon Brehm : il la berne, la relâche, la rattrape, la taquine, il l’amuse, et il ne la mange qu’ensuite. Huxley en déduit des signes « d’une vie sentimentale supérieure », et il s’en sert pour prouver son hypothèse qu’il est interdit de considérer les animaux comme des machines programmées pour une fonction : sous une forme primitive ils ont en eux tout ce qui a rendu l’homme « héros du libre arbitre » : le caprice individuel quasiment artistique, sans raison, goût du jeu, curiosité.

On peut donc dire que les savants n’ont pas su me donner une réponse plus rassurante que les proverbes. S’ils ont élevé la cruauté, le goût de se complaire de la souffrance d’autrui, sur le piédestal du « goût artistique », ils ne l’ont pas pour autant rendu plus sympathique.

Cette fois j’ai eu l’occasion de le voir de mes propres yeux, ce fameux jeu du chat et de la souris.

Je vous raconte point par point tel qu’il s’est déroulé – celui qui a déjà assisté à cette scène, doit y repenser et me dire objectivement si j’ai raison dans mes conclusions que j’ai l’honneur de présenter ici : je m’oppose aussi bien à la conception profane qu’à la conception scientifique répandue, et je prétends que le chat ne traite la souris à sa façon ni par cruauté, ni par instinct ludique ; en fait pour une raison complètement différente dans laquelle interviennent des sentiments divers et complexes. Son comportement n’est donc nullement la manifestation d’un trait de caractère défini, particulier, caractéristique de son espèce, il est seulement la conséquence d’un certain "désordre sentimental", d’un conflit sentimental, d’un malentendu, dont le pauvre chat est tout autant la victime que la souris – aucun des deux n’en est responsable.

 

C’est ma propre erreur qui m’a conduit à l’indice révélateur : et c’est à un souvenir que je la dois.

J’avais rencontré le chat en question environ six mois auparavant, dans un rôle bien plus sympathique, dans le seul rôle que nous aimons honorer même chez les chats. C’était en fait une chatte qui venait d’avoir des chatons, et je la regardais souvent avec plaisir et admiration porter ses petits prudemment entre ses dents, pour les mettre à l’abri et les cacher d’un ennemi imaginaire : on peut tout reprocher à un chat, mais on est obligé de reconnaître que la chatte protège, soigne et aime admirablement ses chatons.

Alors un moment où je regarde distraitement dans la cour, je la vois courir précipitamment vers un coin. Il y a quelque chose dans son mouvement qui rappelle encore sa période maternelle – je pense même une seconde : tiens, aurait-elle de nouveau des chatons ? Parce que manifestement elle porte quelque chose dans la bouche, elle met autant de tendresse et de prudence de ne pas le croquer entre ses dents, elle le porte avec autant de soin protecteur.

Quand elle parvient au coin de la cour, elle observe alentour avec circonspection avant de déposer son fardeau.

Je le découvre avec effarement : une souris !

La chatte pose la souris devant elle – la souris est intacte, la chatte ne l’a pas mordue. Elle halète un peu de frayeur, elle aimerait fuir. La chatte se tient à l’affût. Elle attend.

Quand elle voit que la souris amorce un mouvement, la chatte pose une patte sur elle. Non une patte sanguinaire, une patte de velours, sans sortir les griffes, ce qui serait pourtant la première condition d’une chasse. Ni griffes, ni claquements de dents, ni yeux ensanglantés. Elle l’attrape mollement, prudemment, elle la retourne, la tire vers elle.

La souris retombe sur le dos. La chatte miaule. Elle se penche, elle tapote sa proie de sa patte. Puis elle la lèche.

Ensuite elle recule une seconde, comme étonnée. Elle se place un peu en retrait, elle ouvre grand ses yeux ronds.

La souris saute pour courir.

La chatte réagit, la rattrape. Elle la met encore prudemment dans sa gueule. Elle transporte la souris dans un autre coin de la cour.

Là, la scène recommence.

Et ce "jeu" étrange continue, sans le moindre signe apparent de cette sorte de sauvagerie que suggérerait le diable de la faim ou de la "lutte pour la vie". Cette chatte n’a pas faim, cela ne se peut pas parce qu’elle est trop bien nourrie dans l’immeuble, il n’y a  pas une heure que je l’ai vue se repaître d’un gros morceau de mou, elle en a laissé la moitié.

Oui, ce qui se déroule ici c’est une sorte de jeu – mais on dirait que ce n’est pas le chat qui joue.

C’est quelque chose qui joue avec le chat – une illusion et une ivresse plus fortes que lui : il est tiraillé par des sentiments contraires, il n’arrive pas à y voir clair dans son propre psychisme.

Une nouvelle fois, en guise de dernière tentative, presque désespérée, elle laisse tomber la souris de sa bouche, et elle remarque que la peau fragile s’est fendue, du sang suinte du corps gris. Elle réalise alors seulement ce qui est arrivé – ce n’est plus un animal vivant, le mieux est de le faire disparaître. Le goût du sang lui ouvre un monde de désirs différents, plus fermes, la chatte est envahie d’un flot de sentiments fluctuants.

Mais tant que vivait la souris…

Et là, brusquement la clarté se fait dans mon esprit.

La chatte ne faisait que jouer, réellement, elle n’avait nullement l’idée de torturer "sa victime" ou de se complaire dans ses souffrances – tout comme elle n’avait aucunement l’idée de la manger. Elle aimait la souris, elle la cajolait et la bichonnait – elle nourrissait des sentiments maternels pour ce petit ver sans défense, l’instinct le plus tendre du sacrifice de soi s’était éveillé en la chatte pour la tromper.

Elle  l’a prise pour un chaton nouveau-né, elle l’a confondue avec ses propres petits.

Dans son âme primitive tout ce qui est petit, sans défense et qui couine lui évoque les chatons.

La mère poule aussi protège et nourrit le petit caneton posé sous ses ailes – tout animal aime, accepte les rejetons des autres animaux, les confond avec ses propres petits.

Ce n’est pas le chat qui est cruel – c’est la nature qui l’est quand, sans la boussole de l’intelligence et de la compréhension, elle jette ses enfants bénis et maudits, parcourus de sentiments et de passions contradictoires, dans ce monde étrange, incompréhensible, en proie à la confusion des sentiments.

 

Honorable tribunal, je ne veux nullement défendre par là ce misérable Schreiber. Simplement je le crois quand il prétend qu’il montait l’escalier en courant pour apporter du café à sa nana qui paraissait au lit, et il n’avait absolument pas l’intention de l’étrangler, au contraire, il s’était imaginé qu’ils allaient, chat et chatte, s’amuser un peu sous l’édredon bien chaud. Mais quand il a compris que ce n’était pas son petit chaton, mais qu’il léchait l’image d’un être qu’il sentait étranger, il n’est plus arrivé à remettre de l’ordre dans cette confusion – la passion primitive ne connaît pas d’intermédiaire entre embrasser et tuer, pour cela il faudrait une bonne dose d’intelligence.

Mais il continuait de traîner le cadavre avec lui entre ses dents ensanglantées, en se demandant ce qu’il fallait en faire.

Il badinait, il l’a assassinée… Il l’a aimée, il l’a abîmée… Est-ce un hasard si le langage des sentiments et des passions, le mot humain né aux lèvres du poète, a donné des rimes mélodiques à ces notions ?

 

Pesti Napló, le 29 mars 1931.

 

MYSTÈRES

Confusion de sentiments – sécurité de l’intelligence

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39-Mystères ln petit chiot se retrouve chez moi, un fox-terrier à poils durs âgé de six semaines, une bête magnifique. Il aime beaucoup jouer, il exige passionnément le jeu en pleurnichant – il jappe, il mordille les chaussures, tiraille le pantalon tant que tu ne te laisses pas entraîner à un de ses amusements préférés. Par exemple celui qui consiste à ce qu’il se cache sous une chaise, tapi par terre, il guette en rampant sur le ventre les chaussures qu’il convient de remuer lentement, puis tout à coup il se jette dessus dans un aboiement violent, il se roule par terre, grince des dents, râle, se démène hargneusement. Lorsque enfin il s’est suffisamment défoulé, il se réinstalle paresseusement sous la chaise, et recommence au début. Comme c’est un chasseur, à ces occasions l’eau lui vient manifestement à la bouche en songeant à des chasses à venir, il se laisse aller à cette idée, il s’excite artificiellement pour mieux jouir ensuite de l’accalmie succédant à une grosse colère. La semaine dernière j’ai écrit sur la "confusion des sentiments" du chat jouant avec une souris – ici il s’agit de quelque chose de semblable, mais plus intentionnel.

Eh bien…

 

Eh bien, j’ai posé ce petit moteur plein de tempérament, chauffé par les sentiments et les passions, sur une chaise haute exactement de soixante-dix centimètres (j’ai mesuré !). Il a rampé jusqu’au bord, regardé vers le bas, réfléchi, puis il s’est mis à gémir et à m’adresser des regards suppliants. Je l’ai enlevé et posé sur une autre chaise haute seulement de trois centimètres de moins. Il a encore rampé jusqu’au bord, regardé vers le bas. Il n’a pas gémi, il ne m’a même pas regardé – il a laissé passer trente secondes, pris son élan et a sauté à terre, tout seul, et il ne s’est fait aucun mal.

Alors, en guise de contrôle, je l’ai remis sur la chaise plus haute. La scène s’est répétée. Il a gémi, supplié, n’a pas osé sauter. Mais du bord de l’autre chaise il a cette fois sauté sans hésiter.

Ce petit animal de six semaines que ni moi ni personne n’a jamais dressé une seule minute, a exécuté en trente secondes un calcul très compliqué, minutieux. Il a résolu une équation différentielle, deux fois de suite, en tenant compte d’un écart précis de trois centimètres. Dans ces équations se trouvaient des quantités connues par lui, telles que la distance, le poids, sa propre force musculaire, la dureté du sol – c’est à partir de ces données qu’il a dû calculer la valeur limite en deçà de laquelle il pouvait sauter en sécurité, mais au-delà de laquelle le saut était risqué. Dans notre cas cette valeur limite se trouvait à l’intérieur de cet intervalle de trois centimètres, mais je reste persuadé qu’on pourrait atteindre une précision encore plus grande avec le même chien.

 

Je me rappelle à quel point j’en voulais autrefois à Maeterlinck qui s’est abstenu et a pris une position d’attente dans la vilaine affaire du cheval dressé d’Elberfeld qui savait extraire des racines carrées et calculer des logarithmes, plutôt que rejeter tout cela d’emblée comme ineptie ou tromperie. Comment un homme sensé peut-il s’imaginer, ai-je argumenté alors, que sur la route qui conduit à l’intelligence humaine un animal parvienne  plus tôt, court-circuitant les paliers intermédiaires, jusqu’aux mathématiques supérieures, au sommet de l’abstraction, où même l’homme a eu besoin de millénaires pour parvenir ? Il saurait extraire des racines carrées, alors qu’il ne sait pas parler, communiquer ses pensées ? Comme si je disais qu’un athlète arrive à soulever un poids de mille kilos mais pas celui de cent kilos – ou un autre sauterait la barre à deux mètres, mais ferait tomber celle de seulement un mètre.

Aujourd’hui je ne trouve plus juste ni justifiée ma supériorité d’alors.

La vérité est que le paradoxe ci-dessus, aussi plaisant qu’il paraisse, est tout de même issu d’une conception anthropomorphe.

Il prend sa source dans une vision mentale et matérialiste, il reflète la façon de penser, qui m’a été inculquée dès l’école. D’après cette vision la voie de l’évolution de l’âme (appliquée à tous les êtres vivants en général) conduit depuis les réactions et les réflexes mécaniques, via des formules de réflexes plus complexes, des sensations, puis des sentiments, des emportements, et les autres paliers de la conscience et de la conscience de soi, jusqu’au sommet de l’abstraction créative, germée grâce à la compréhension supérieure, ce dont seul le cerveau humain est capable.

Et lorsque dans la nature, en observant simplement les résultats, j’ai vu les créations, les solutions et les études de la nature dont la naissance suppose la préparation de calculs et raisonnements aussi précis sinon plus que ceux d’un pont, d’une cathédrale ou d’un avion – j’ai balayé tous ces résultats d’emblée par le seul mot hautain "d’instinct vital", en autorisant tout au plus l’effet d’un vague "instinct d’espèce" ou d’un "instinct spécifique". Or derrière l’instinct vital et l’instinct d’espèce j’avais toujours cru voir un fonctionnement inarticulé et dépourvu de sens, inconscient, primitif, semblable à "l’intuition", la force de la concordance des hasards ou, dans les heures d’états d’âme religieux, la force d’une divinité surhumaine (donc d’une intelligence supérieure) : en aucun cas la faculté reconnue par nous tous comme spécialement humaine, que nous désignons par les dénominations de calcul savant, abstraction, analyse et synthèse.

Or l’hypothèse selon laquelle dans l’ordre de l’évolution les choses se succèdent à peu près dans le même ordre que dans la psychologie des hommes, n’est que pure théorie : stimulus, réflexe, sentiment, passion, affection, imagination, association d’idées – et enfin jugement et compréhension : la connaissance totale.

Et si nos frères plantes et animaux connaissaient un ordre de succession différent ?

Les résultats semblent aller dans ce sens.

 

Il se peut que la chatte, héroïne de mon article de la semaine dernière,  confonde la souris avec ses chatons – elle ne se trompera jamais d’un iota s’il s’agit d’un saut, ou s’il s’agit de sortir ses griffes rapidement parce qu’on l’attaque ou parce qu’elle veut attaquer.

L’araignée connaît à fond, au millimètre près, le plan préalable de sa toile et des matériaux à sa disposition. Les fourmis et les termites possèdent toute la science des ingénieurs – le castor ne s’assoit pas non plus pour faire des additions et des soustractions, il sait faire de tête, en un instant, le plan des édifices correspondant à son environnement, sans jamais se tromper, pas même d’un détail. La cellule hexagonale des abeilles, l’oothèque des blattes apportent une si brillante solution à l’utilisation de l’espace que sa simple compréhension nécessite les connaissances de la plus haute géométrie. Pour reconnaître ce qui se passe dans le monde des végétaux, je ne me réfère même pas à des faits notoirement connus, en l’occurrence que ce sont les plantes qui nous ont enseigné l’architecture, la mécanique ou l’avion. Celui qui a déjà vu des images accélérées (un télescope temporel) montrant un simple haricot grimpant sur des fils tendus, regarder alentour, peser le pour et le contre, calculer la distance au ressaut suivant, faire pousser une vrille exactement de la bonne force et de la bonne longueur, à l’endroit où il faut, comprendra ce que j’entends par un calcul immanquablement précis.

 

Donc, sur tous ces points, au-delà de la "confusion des sentiments", ce n’est même pas la raison humaine mais justement c’est l’instinct qui se comporte à la façon dont les philosophes du dix-neuvième siècle ont imaginé le fonctionnement idéal de la "raison pure", indépendant de toute valeur mesurable.

D’où on peut conclure que leur fameux impératif catégorique n’est pas une propriété humaine : il habite au dehors, dans l’âme des choses. Et même en elles il s’exprime de la façon la plus pure, quand et où, en sortant de notre conscience, nous touchons la limite de la construction de la vie universelle.

Le médium sous hypnose ne se trompera jamais, pas même d’une seconde, au moment de la tâche à exécuter ! Tout travailleur sait bien qu’il existe une horloge intérieure dans nos nerfs qui fonctionne pendant le sommeil bien plus précisément qu’un réveille-matin : elle compte le temps, elle nous signale le moment où nous devons nous réveiller.

Mais pas seulement le temps. D’autres données également.

 

À bord du Zeppelin, au-dessus de Sankt-Pölten, à trois heures et demie, je dormais profondément – une demi-heure plus tôt je n’avais aucun souci, je me sentais en parfaite sécurité lorsque j’ai tiré l’édredon sur moi.

À ce moment, réveillé par une simple secousse, j’ai failli tomber de mon lit : dans un demi-sommeil, sans aucune raison ou signe extérieur (l’aérostat étant parfaitement stable) j’ai eu tout à coup le sentiment ferme et sûr que ça allait mal. Je savais précisément (je l’ai oublié depuis) la vitesse à laquelle nous avancions, la force du vent, la capacité de résistance de notre ballon de toile, le temps pendant lequel l’armature supporterait d’être secouée. J’ai sauté de mon lit et, très inquiet, j’ai couru hors de ma cabine : les autres passagers dormaient. Puis, en regagnant mes esprits, toute ma peur s’est dissipée – plus tard j’ai entendu dire que bien que notre vaisseau eût traversé l’une des pires tempêtes de son existence, nous étions en parfaite sécurité, nous n’avions aucune raison de nous soucier.

Déjà un troisième de mes amis me raconte depuis qu’à trois heures et demie cette nuit-là il s’est réveillé tellement le vent soufflait fort (Budapest aussi essuyait la même tempête), ils avaient songé au Zeppelin et ils se souciaient pour moi.

 

Peut-être que "l’instinct" ne fait rien d’autre que compter, compter toujours…

Il additionne, soustrait, extrait des racines carrées, calcule des puissances… Il veille à ce que notre Zeppelin géant, le Bateau de notre Vie, ne se noie pas dans l’espace.

Instinct ? Raison ? Sentiment ?

Qui sait ?

Tout est peut-être l’inverse de ce que nous croyons.

Peut-être que seuls les animaux et les végétaux ont un sens et une raison.

Et nous n’avons que cœur et sentiment : nous n’avons aucune idée du sens, du but et de la direction de la vie qu’eux connaissent très bien, depuis le début, d’ailleurs c’est pourquoi ils n’y pensent ni n’en parlent.

Sinon entre eux.

Ils ne nous adressent pas la parole.

Pesti Napló, 5 avril 1931

 

BRUITS ET SONORITÉS

À l’écoute du cœur humain

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39-Bruits et sonorités lui bien sûr, la musique est indubitablement à la mode, elle est redevenue l’art le plus populaire, elle occupe un peu la place qui était la sienne au milieu du dix-huitième siècle, elle est un bien public, sujet de conversations, grande industrie – la poésie et les arts plastiques n’arrivent pas à approcher l’immense demande dont elle jouit. Bien sûr, les amateurs de la théorie des ondes et autres lois dans l’histoire de l’art inscrivent ce phénomène aussi dans une sorte de vague, justifiant la puissance des forces qui régulent l’esprit mystérieux, le bras du destin dans les époques successives. Je crois qu’ils n’ont pas raison. L’explication est bien plus simple et moins fatale. Ce n’est pas un tournant prévisible qui s’est produit dans les sciences naturelles et la physiologie. Cette embellie est la conséquence et le corollaire d’une invention née par hasard, par le moyen de la volonté humaine individuelle donc libre, à la façon que l’on peut qualifier de pragmatique : la nature n’a rien à voir là-dedans car sans ce hasard toute l’affaire n’aurait pas eu lieu.

Je pense à la radio.

Et aussi bien sûr au cinéma parlant.

Il est clair que l’embellie est en rapport avec eux : le noble art de la musique fait cette fois de nécessité vertu lorsqu’il se targue de son succès. L’humanité a accédé trop tôt à ces deux merveilleuses inventions (et ceci contredit le principe des lois). Deux moyens par lesquels deux personnes peuvent s’entendre n’importe où et n’importe quand, si elles peuvent se voir et s’entendre nous ont été mis en main, avant même l’aboutissement d’un langage commun du contact oral, qu’il s’agisse de l’espéranto ou non, en tout cas d’une langue dans laquelle deux personnes vivant en n’importe quels points du monde pourraient se comprendre,. Le milliard et demi d’habitants de la Terre se sont retrouvés dans un salon commun, nous nous sommes regardés gênés, car ce qui nous aurait le plus intéressés, le discours de l’autre, nous ne le comprenions pas. Que pouvait-on faire ? Par contrainte nous avons choisi la forme de contact dont l’origine remonte à nos souvenirs les plus archaïques, les plus animaux, les plus généraux, la manifestation de vie exprimant les sentiments et les passions par des voix inarticulées – l’unique communication internationale accessible pareillement à tous, la musique.

 

Au moins autant de personnes écoutent aujourd’hui la radio que de personnes ayant jamais lu des livres, toutes époques confondues : il est donc naturel que depuis le début quatre-vingt-dix pour cent des programmes internationaux diffusent de la musique.

La musique n’étant pas une rivale du langage sonore, une situation contraignante a engendré le culte de la musique.

Ceci est indéniable.

Voilà vingt ans, si, en déambulant dans la rue, un puissant baryton chantant un air d’opéra ou si les sonorités parfaites d’un quatuor de Beethoven parvenaient d’une cave aux oreilles, on frappait à la porte, curieux de savoir ce que faisait dans cette cave Kiepura[1] ou le Quatuor Léner. Aujourd’hui on poursuit tranquillement sa route, habitué à ce que les sons de la voix humaine ou d’une musique instrumentale ne signifient plus la présence de chanteurs ou d’instrumentistes : un apprenti artisan capte Paris ou Londres dans la cave pendant ses instants de repos.

Si on longe les rues d’un village de la Grande Plaine (j’y ai fait plusieurs visites l’an dernier), on ne s’étonne plus que tout le village résonne et chante et musique – de derrière les volets, de sous les toits de chaume émanent des concerts complets, l’orgie d’opéras de qualité, du jazz pour oreilles d’amateurs, des cascades d’orchestres nègres animent les rues obscures et boueuses. Il en est ainsi depuis des années – est-il étonnant qu’on surprenne un paysan en train de faucher qui sifflote distraitement entre deux coups de sa faux le grand air de Lohengrin, ou un autre qui enchante les porcelets qu’il nourrit avec des mélodies de Debussy ? Peu s’en faut que nous trouvions normal que l’alouette cite du Bartók et que la mère poule convie ses poussins à l’abreuvoir en trilles coloratur empruntées à la Traviata.

 

Mais il est facile de faire danser Margot si la musique est bonne – il est connu que la musique agite d’abord les semelles. Si tout le monde fait de la musique et fredonne, il est rare que les gens ne se mettent pas aussi à taper du pied et même à jouer des hanches, c’est dans l’ordre des choses, ce qui conduit directement à l’étape suivante, se débarrasser des réflexions et des soucis, des discours farfelus et autres philosophies : dansons, aimons, buvons, chantons, jamais ne mourrons !

Après tout, cette musique finira par mettre au pas ce monde de palabres, raisonneur et prétentieux.

« Moins de texte et plus de musique s’il m’est permis de demander » – c’est la devise à l’usine de production du cinéma parlant. Pour le moment même les bruits ont leur succès : chocs d’assiettes, grondements de trains, bruits de pas, claquements de portes, mais là c’est plutôt le goût de la nouveauté ; évidemment le point de vue que tout le monde comprend ces bruits n’est pas négligeable.

Mais hélas il faut dire que ce bruit précis que nous produisons de milles façons différentes, avec notre bouche et notre langue et notre gorge depuis dix mille ans sous prétexte de communiquer des pensées, ce bruit-là est hué avec de plus en plus d’énergie par l’esprit acéré de ce siècle à l’oreille délicate dans le  grand concert dont le but est apparemment de faire danser le monde entier à la manière des sauvages primitifs, pour qu’en gestes rythmiques l’humanité exécute, sans paroles, les quelques besoins quotidiens qui font la quintessence de la vie.

« Pas tant de bruit ! » - c’est par cette phrase que les gens ont l’habitude de rabrouer le voisin prêcheur.

C’est d’accord, j’y consens. Qui oserait se révolter par des discours barbares contre « le genre artistique le plus élevé » des esthètes, le majestueux art musical ? Qu’il en soit ainsi puisque c’est ainsi. Où est-il écrit, où sommes-nous allés pêcher, intellectuels bruyants que nous sommes, qu’il faut identifier la portée universelle du genre humain au développement de la force de la raison ?

La passion ressentant l’infinité des sentiments n’est-elle pas plus fondamentale que l’intelligence dans ses limites ?

Que son outil grinçant, la parole, fasse donc silence, quand se déploient les ailes majestueuses du magnifique instrument des sentiments, la musique !

Tout le monde a le droit de protester contre cette culture exagérée des sentiments au nom de l’aristocratie intellectuelle vivant pour la parole et se nourrissant de paroles, à l’exception du poète qui est en quelque sorte et tant bien que mal aussi un "musicien" : un truchement de sentiments, sinon quoi ?

N’est-ce pas son pays à lui qui approche ?

Si, c’est bien le sien.

Car, que le savant de la théorie des ondes voie un symptôme incontournable, une crête de la vague précédant le creux de la vague, dans cet envahissement de la musique – ou que le libre-penseur y voie un hasard, c’est pareil aux yeux du poète, lui, il flaire toujours l’Utopie, l’accomplissement des choses, la rédemption de l’avenir, le "cercle vicieux" de la science fataliste ; en n’importe quel point de l’anneau du serpent qui se mord la queue le poète trouve la tangente sur la ligne s’élançant directement vers l’infini, de laquelle le poète peut faire tomber à ses pieds les lois amères du mouvement, par la force aérienne de ses désirs.

Vienne donc le monde des sentiments.

Celui des sentiments et des passions parfaits, que la vie n’a encore jamais connus.

Qui dit que le but de notre espèce serait la Connaissance et la Compréhension Parfaites ?

Pourquoi pas le Bonheur Parfait, l’Ivresse, l’Amour, la Bonté ?

Plutôt que devenir un dieu des savoirs, devenir un Übermensch des sentiments et des mœurs.

Non savant ni créateur, mais poète et musicien : il a pour langue maternelle la musique des sphères.

Non un génie, plus que cela : un cœur de flammes.

 

Peut-être l’était-il déjà auparavant, seulement nous interprétions mal l’importance de l’homme.

Peut-être n’est-ce pas à notre excellence intellectuelle, mais au contraire à l’importance sentimentale et morale que nous devons ce rôle exceptionnel que nous nous sommes arraché dans le monde des vivants.

Dans mon prêche de dimanche dernier j’ai déjà soulevé la question prudente de savoir si la faculté que représentent la possibilité de compréhension, de force de combinaison, de réflexion, de connaissance et le calcul précis des choses, est ou non un privilège de l’homme, est-ce que l’expérience ne montre pas plutôt que les animaux et les végétaux posséderaient davantage ces facultés ?

Les animaux et les végétaux ne se trompent jamais, leurs calculs sont toujours parfaits.

Ils sont calculateurs et froids.

Ce qu’ils ont calculé et jugé juste, ils l’exécutent sans pitié : ils se mangent et s’entre-tuent, sans exception, en négligeant tout point de vue sentimental, si la Loi reconnue de la vie l’exige.

Seul l’homme fait parfois exception.

Il s’émeut, il se vainc, il cède à ses sentiments, il se soumet à eux. Il connaît la grâce et l’attendrissement.

Il y a deux ans un livre a paru à Paris sous le titre Homme Stupide[2], dans lequel l’auteur prouve que le plus stupide de tous les êtres vivants est l’homme.

Il n’a peut-être pas tort.

L’homme n’a peut-être pas d’intelligence, mais il a un cœur.

On peut lui coller, en général, ce qu’un vieux monsieur de cent vingt ans a dit de Napoléon qu’il avait prétendument connu : « Il était une bonne âme, le pauvre, c’est comme cela que je me souviens de lui, il n’aurait pas fait de mal à une mouche – il était seulement passablement stupide ! »

Ce n’est pas la raison qui compte, mais le sentiment.

Vive la musique !

 

Pesti Napló, le 12 avril 1931.

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[1]Jan Wiktor Kiepura (1902-1966). Ténor polonais, plus tard américain.

Le quatuor Lehner fondé par le violoniste hongrois Jenő Léner (1894-1948) était installé à Londres à partir de 1923.

[2] Un livre de Charles Richet (1850-1935), paru en fait en 1919. Physiologiste, prix Nobel de médecine. En 1913.