Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

 

PETITS BILLETS

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Applaudissements

Thème "société"

Applaudissements ?... Reconnaissance ?... Bien sûr, jeune homme, ce n’est pas désagréable… Seulement j’ignore à quelles aspirations et quels sentiments sont liés dans votre âme les rêves et la musique des paumes qui se frappent…

Indubitablement il n’est pas désagréable de flotter au-dessus des ondes de cette musique, sur une scène, sous les feux de la rampe – centre et puissance qui a enclenché ce plaisir… Sentir, à travers la foule, que j’existe, car je fais de l’effet… Sauf que…

Sauf qu’il convient de concevoir la chose autrement que ce que j’avais imaginé dans ma jeunesse, si on veut y trouver du plaisir… Pour moi j’avoue, jeune homme, qu’il est déjà trop tard pour que j’acquière la conception saine et moderne qui permet d’en tirer plaisir… Mais vous qui êtes encore avant tant de choses – profitez-en et apprenez !

Si vous voulez trouver un jour vraiment plaisir aux applaudissements qui vous attendent, car vous y aurez de toute évidence droit, ne prenez pas les applaudissements pour ce que nous les prenions, nous les anciens : un signe de compréhension et de partage, dont vous pourriez conclure en retour que vous aviez vu juste, la preuve que la foule vous donnait raison.

Car dans ce cas…

Dans ce cas des surprises désagréables vous attendent qui gâcheront votre plaisir toute votre vie.

Comment vous expliquer ça ?

Si vous prenez les applaudissements pour un signe de foi en vous, alors vous serez amenés à perdre votre propre foi pour garder les applaudissements.

Hier j’ai fait une conférence dans une société peu nombreuse mais enthousiaste, que l’on peut qualifier d’intellectuelle : j’ai attaqué une certaine institution avec passion et conviction.

J’ai eu du succès. Dès que j’ai terminé ma conférence dans l’élan d’une envolée, les applaudissements ont fusé avec une force volcanique.

Alors, si vous, à ma place en aviez conclu que le public vous a donné raison, vous auriez été extrêmement surpris de ce qui a suivi.

Il s’est ensuivi qu’un orateur s’est levé et de bout en bout il a retourné mes arguments. L’essentiel de ce qu’il a dit était que mon discours n’avait ni queue ni tête, c’était une ineptie du début jusqu’à la fin.

Énorme applaudissement. Plus grand encore que le précédent.

Là-dessus je me lève et dans une argumentation brillante je démolis mon adversaire.

Applaudissements orageux.

Et c’est bien ainsi.

Retenez bien, jeune homme : les applaudissements ne s’adressent jamais à une personne. Ils s’adressent toujours à un acte en soi, indépendamment de son auteur.

Avez-vous déjà assisté à un match de boxe ?

Tous les boxeurs ne sont pas applaudis. Mais chaque coup bien administré l’est.

N’oubliez jamais cela.

 

Éclipse de Lune

(Attroupement dans la rue, en 1931)

Thème "satire"

48-eclipse de lune lu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qu’ils font là ?

- Ils regardent la Lune.

- Ils n’ont rien de mieux à faire ? Et encore on parle de chômage à Pest. Pourquoi ils la regardent ?

- Ce monsieur-là dit qu’il y a une éclipse.

- Une éclipse de Lune ?

- Ben oui, vous ne voyez pas ? Il en manque la moitié.

- Et alors, qu’est-ce qu’il y a d’étonnant ? C’est une demi-Lune.

- Oui, mais ce monsieur dit que maintenant c’est différent… Aujourd’hui ce n’est pas un manque ordinaire qui serait dû à ce que le soleil n’éclairerait que la moitié… ce monsieur dit que là c’est un phénomène rare, on ne voit pas la moitié de la Lune parce qu’il y a une éclipse.

- Vraiment ? C’est intéressant. Alors cette fois la Lune se rétrécit définitivement ?

- Quand même pas. Seulement c’est une ombre qui la cache… C’est l’ombre de la Terre qui lui tombe dessus, dit ce monsieur.

- Ah oui, bien sûr. Ensuite elle va se regonfler, elle ne restera pas aplatie… Ça ne doit pas être marrant, si la Lune est vraiment habitée, pour les gens qui y vivent, ils doivent être drôlement compactés quand c’est comme ça…

- Mais non, vous n’avez pas compris… Elle ne s’aplatit pas, elle est seulement à l’ombre… Ce monsieur dit qu’en fait c’est notre ombre à nous…

- Son ombre à lui ?

- Non, notre ombre à tous… L’ombre de toute la Terre.

- Je ne vois pas la mienne.

- C’est normal, parce que c’est très loin et nous sommes là-dedans au milieu…

- Parce que si nous étions au bord de la Terre, nous verrions notre ombre ?

- Avec une bonne loupe, pourquoi pas.

- J’ai une paire de bonnes jumelles chez moi…

- Ça ne suffit pas.

- Regardez, elle est déjà plus petite que tout à l’heure… Ça va continuer ?

- Oui, ce monsieur dit que nous devons imaginer que ça, c’est le Soleil, ça, c’est la Lune et ça, c’est la Terre, la Terre tourne comme ça, et si elle arrive dans cette position, entre le Soleil et la Lune, ou plutôt pas ici mais là… Alors elle la cache…

- Vous pourriez ne pas bousculer cette dame ? Vous ne pouvez pas faire attention ?

- Pardon. Je voulais seulement montrer comment elle cache…

- Mais ce n’est pas sur ma femme que vous devez montrer… Crétin !...

- Allons, Monsieur, arrêtez de…

- Voyons, Miksa, cesse de faire du scandale…

- Écoutez, ce n’est que par hasard que… Je n’ai pas vu que cette femme…

- Pour vous ce n’est pas cette femme, mais c’est Madame, compris ? Et je vous interdis de faire sur elle des démonstrations de Lune, parce que je vous botte la lune arrière, moi !

 

Pesti Napló,

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