Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois[1]

POUSSIÈRE

Poussière.

Ce n’est qu’une poussière, répétons-nous. Nous ne sommes que poussière, dit-on. On entend par là quelque chose de très petit, la poussière symbolise ce qui est petit.

Tout est relatif.

Et non seulement aux yeux de la grandeur de la science, mais aussi au sens pratique.

Au sens où l’entend mon ami Lajcsi à la calvitie avancée, lorsqu’on lui fait remarquer qu’il a peu de cheveux : écoutez, les cheveux qui me restent tombés dans votre soupe, vous les trouveriez encore trop.

C’est pareil pour nous avec la poussière.

Si elle est sur le pardessus, on la chasse aisément d’une chiquenaude.

Mais si le vent du matin l’envoie dans ton œil, tu as du mal à t’en débarrasser avant le soir !

Tu clignes de l’œil, tu clignes encore, tu roules ton globe oculaire comme à la roulette, tu frottes l’œil de ton mouchoir jusqu’à l’ensanglanter, tu te penches contre le miroir, l’œil larmoyant, tu remontes la paupière à sa recherche – en vain !

Vers midi tu as l’impression qu’elle est devenue grande comme une armoire, s’est-elle multipliée ou a-t-elle germé, ou quoi, elle ne veut pas partir.

Et le pire c’est que toute la société se fait ton bienfaiteur et ton sauveur. Des mains se tendent vers toi armées d’ongles et de griffes, affamées de pénétrer jusqu’à ta cervelle. Des mains et des doigts ? Autant de pinces, de tenailles, de fins instruments médicaux, autant d’épais jambonneaux qui gesticulent autour de ta tête.

- Qu’avez-vous à l’œil ? Une poussière ? Holà, venez plus près, je vous l’extrais en un tour de main. Savez-vous la taille de celle que j’ai ôtée à quelqu’un sur le champ de bataille ? Ne bougez pas, tenez-vous tranquille, elle va sortir. Évidemment si vous gigotez je ne peux rien pour vous.

Et ce n’est pas le cas le plus grave. Celui qui ne fait que te rabrouer, qui te traite de trouillard, qui remarque que tu deviens nerveux dès qu’il veut sortir ton globe oculaire de son orbite pour mieux l’examiner sur la paume de sa main – celui-là, bien qu’il l’attribue à ta poltronnerie, reconnaît au moins qu’il n’a pas réussi à extraire la poussière de l’œil, et finit tout de même par proposer ce qu’il aurait dû faire dès le début : t’accompagner à la clinique des yeux où par hasard un de ses amis est de garde aujourd’hui.

L’autre espèce est bien pire, il ne te torture pas, il ne tripote, ni ne compresse, ni ne fait claquer ton œil, comme nous faisons sauter le noyau d’une cerise – il ne fait que le toucher, qui plus est avec un mouchoir propre, tu sens à peine quelque chose, et déjà il déclare victorieusement que c’est fait, elle est partie, tiens, regarde, elle est là sur le mouchoir, tu vois, la poussière est si petite que tu la remarques à peine à l’œil nu – toi en revanche, tu continues de la sentir la poussière, mais c’est peine perdue de le lui dire, timidement ou sous serment, il s’entête à affirmer qu’il l’a bel et bien extraite, et ce n’est qu’une sensation réflexe comme si elle était toujours dedans, une sorte de douleur rémanente, semblable à ce que ressent le malheureux amputé dans les orteils de son pieds coupé : mais évidemment tu n’es qu’un âne inculte qui ne connais pas ces choses, impossible de t’aider dans ces conditions !

Et après que tu as souffert tout cela, les œuvres du traitement ou de l’intervention radicale, c’est le tour de la longue série des apôtres de la médecine interne, de l’homéopathie et de diverses pratiques ancestrales. Il y en a qui hochent la tête et disent : ce n’est pas la peine d’y toucher, à quoi bon, ça tombera bien tout seul, vous n’avez qu’à ne pas cligner de l’œil pendant un quart d’heure, puis loucher brusquement deux fois vers l’intérieur, trois coups vers l’extérieur, sans manquer bien sûr de sauter sur le pied opposé de l’œil atteint. Contrairement aux premiers qui avaient généralement des cheveux noirs, des traits virils et une attitude plutôt soldatesque, ces derniers sont plutôt blonds, méditatifs et portent des lunettes.

En revanche, méfie-toi des yeux bleus souriants, avec un chapeau de paille et une canne à la main, dont on apprendra rapidement qu’ils sont végétariens. Ceux-ci recommandent très certainement un "bain de l’œil", ils montrent même comment cela se pratique : comme ça, tu presses le verre d’eau par en dessous, puis tu immerges le tout dedans et tu ouvres et fermes la paupière sous l’eau comme la morue ouvre son bec. Elle finira bien par partir, et même si elle ne part pas ce n’est pas grave, ces bains de l’œil sont très sains, même indépendamment des poussières.

Avant le soir tu peux encore écouter Madame Ilona qui s’occupe de psychanalyse dans ses heures creuses, bien sûr non professionnellement, juste par passion, elle sait que ça m’intéresse. Elle pose quelques questions bizarres qui n’ont rien à voir apparemment, concernant ta vie d’avant ; elle sourit mystérieusement de ton étonnement, puis elle te déclare doucement mais fermement que cette poussière, tu te l’es enfoncée toi-même dans l’œil, dans un de tes moments inconscients de clairvoyance, car ton subconscient veut punir ta surconscience pour avoir fermé les yeux devant un certain spectacle incorrect qui avait joué un rôle dans tes souvenirs d’enfance.

Tu as beau jurer qu’il n’est question de rien de tel et tu as beau faire des allusions comme quoi elle ferait mieux d’apercevoir la poutre qui plane dans son propre subconscient plutôt que la paille de la poussière qui t’est rentrée dans l’œil, elle affiche un sourire supérieur et t’assure en soupirant que tu ne te débarrasseras pas de ta poussière avant d’avoir eu le courage de suivre une psychanalyse de six mois chez son ami psychiatre.

Pour le soir ta colère monte à son apogée et tu ne rentres pas chez toi, tu fais un tour dans ce petit bistrot de Buda où tu vas rencontrer ton mon unique ami ; mon unique ami t’étreint et t’embrasse dans son enthousiasme. Et lorsque, après le troisième verre de marc, ta langue se délie et tu lui avoues ta poussière, mon unique ami pousse un grand cri, pourquoi ne me l’as-tu pas dit tout de suite, puisque le seul remède spécial, unique au monde, à ce problème se trouve ici, dans ce bistrot, car c’est ici qu’on débite cette seconde cuvée de Csopak filant dont trois ou quatre litres font si bien disparaître la poussière que tu ne sauras même plus si elle a jamais existé.

Et c’est lui qui a raison. Car à l’aube, revenu à toi dans un fossé à Hűvösvölgy, tu sais seulement que tes chaussures, tes cheveux, tes vêtements, tes poches sont pleines de poussière et même ton porte-monnaie et l’intérieur de ta montre gousset – mais dans ton œil il n’y a plus ombre de poussière.

 

Pesti Napló, 9 mai 1931.

Article suivant paru dans Pesti Napló.



[1] Telle que reparue en 1933 dans Új Idők