Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LAISSE

Quelque chose se passe sous ma fenêtre, au moment même où je saisis ma plume pour entreprendre un cycle de deux cents poèmes, j’ai l’intention d’y exprimer mes désillusions.

Deux personnes s’approchent l’une en face de l’autre, deux femmes pressées. Il se trouve que toutes les deux tiennent une laisse à la main. Au bout des laisses, des chiens – un loulou de Poméranie blanc et un fox-terrier à taches noires.

Tous les deux couraient allègrement jusqu’alors, ils flairaient, remuaient la queue, honoraient les réverbères.

Ils stoppent.

C’est le fox-terrier qui remarque d’abord le loulou, celui-ci doit être une demoiselle.

Le fox stoppe tout excité. Les quatre pattes tendues, les deux yeux exorbités sous le serrement de la laisse. Les quatre pattes figées refusent tout mouvement, le tiraillement de la laisse a pour seul résultat que ça le traîne dans la direction opposée, les petites pattes glissent misérablement sur le sol.

La situation est claire.

Voir et tomber amoureux de Mademoiselle Loulou fut l’œuvre d’un seul instant – d’un seul instant en effet mais un engagement pour l’éternité, tout comme ce sentiment a connu ses débuts voilà des milliers d’années. À cet instant-là le fox comprend en un éclair et sait les secrets de son existence, la raison pour laquelle il est venu au monde – il a dû venir eu monde afin de rencontrer Mademoiselle Loulou, qui attendait elle aussi cet instant depuis plusieurs milliers de générations.

Mademoiselle Loulou se tend aussi, un peu plus pudiquement que le fox, néanmoins dans le jaillissement de la même passion.

Mais les deux mémères ne remarquent absolument pas la chose, elles ne se retournent même pas. Elles ont l’habitude que leurs chiens s’entêtent et s’arrêtent de temps en temps, qu’importe, on continue sa marche, on fait confiance à la laisse.

La laisse remplit son office.

Sur quelques mètres les deux chiens, restent tournés l’un vers l’autre, à moitié étranglés par la laisse, glissent vers l’arrière, sur quatre pattes raidies, le ventre frôlant le sol.

Puis la distance augmente entre eux. Et Mademoiselle Loulou disparaît au tournant de la rue.

Le fox se retourne.

Il flaire un coin. Puis il se met à courir.

Deux secondes plus tard il trotte gaiement, il flaire, remue la queue, débordant d’allégresse.

Il ne se souvient de rien. Il est heureux comme l’herbe, la fleur, les nuages.

Et maintenant – dois-je m’attaquer à ma poésie ?

Une laisse géante m’apparaît – un bout disparaît entre les nuages… et l’autre…

L’autre… fait une boucle quelque part… ici, autour de ma cravate…

Dois-je tirer dessus ?

Ne vaudrait-il pas mieux avancer – là où c’est possible ?

 

Pesti Napló, le 20 mai 1931.

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