Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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RIRE HOMÉRIQUE

Un beau spécimen viril, une sorte d’homme idéal, un héros romantique. Parfait en tout. Ses formes apolliniennes respirent muscle et force – rien d’étonnant à ce qu’en secret il soit champion de natation et de golf amateur ; en hiver la coqueluche de Saint-Moritz, en été candidat olympique.

Rejeton d’une excellente famille, il pourrait être le favori choyé de la bonne société s’il la fréquentait.

Mais il n’a pas le temps, ça ne l’intéresse pas, il a une modeste famille, et il vit pour son travail de plus jeune privatdocent de l’université, il est directeur d’un grand hôpital, déjà une célébrité européenne, un savant pris au sérieux, souvent mentionné comme nobélisable.

Par-dessus tout cela c’est un jeune monsieur sérieux et gentil, d’un abord charmant.

Alors qu’il marche, poliment et aimablement à côté de moi dans sa blouse blanche au long du couloir pour me faire visiter les services les plus intéressants de cet hôpital privé, je repense à tout cela, les souvenirs grecs de la philosophie de la perfection et du bonheur surgissent en moi à son propos ; voilà, le verbe classique grec a raison : « une âme saine dans un corps sain ».

Et pourtant… On dirait que quelque chose manque… Qu’est-ce que ça pourrait être ?

Hum… Étrange…

Optimisme grec… bonheur… jardins d’Agricola… mais alors…

Pourquoi ne sourit-il jamais ?... Pourquoi n’ai-je jamais vu ses trente-deux dents à la fois, dans un éclat de rire ?

S’il est heureux – pourquoi n’est-il pas gai ?

Une fois de plus ses mots doux, sérieux, me ramènent au présent.

- Je t’en prie, par ici. Cela va t’intéresser.

Nous entrons dans une vaste salle. Et il me semble me trouver… dans un musée de cire.

Des figures fantastiques dans des cages de verre : un corps de nourrisson couleur d’étain surmonté d’une tête énorme, avec un front chauve horriblement haut et raide ; un visage rabougri oblong, cent fois tordu, difforme, de la taille d’une pomme ; des yeux stupides, une bouche baveuse, une expression animale.

- Ce sont tous des idiots de naissance et des troglodytes incurables – un vrai petit musée de macrocéphalie et de microcéphalie, des hydrocéphales, des mains à six doigts, les désordres de la naissance.

J’en ai le tournis.

Derrière moi un ricanement perçant et couinant. Je saute sur le côté et je me retourne.

Dans un des lits un monstre dans un corps d’enfant de dix ans, avec des indurations figées, inamovibles à la place des jambes, avec une tête d’homme développée, se soulève, attrape la grille des deux mains et la secoue.

- Do… do… do… do… balbutie-t-il en direction du professeur qui se penche tout près de moi pour me chuchoter : regarde, il t’a reconnu.

Le monstre acquiesce avec véhémence. Puis il ouvre la bouche.

Oui – sa bouche s’écarte, ses yeux papillotent. Ses dents scintillent, il jette son cou en arrière. Il reste figé ainsi une seconde – puis il écarte les bras et… à gorge déployée…

… de sa gorge déployée jaillit un rire, un éclat de rire trompetant… il mousse, gonfle, s’amplifie, prend son envol, se déploie en battant des ailes, il transperce le toit, il bat les nuages… l’ample voûte du ciel bleu en vibre et se met à rire… les murs et tout l’hôpital tremblent de rire… Je ferme les yeux d’effarement… Mais je ne peux pas me fermer les oreilles… Et derrière mes paupières de gigantesques champs ancestraux s’ouvrent jusqu’à l’infini… Parmi les arbres qui baignent dans l’or du soleil Hellénique, un vieux barbu se tient là, planté dans la prairie, debout, il serre sur sa poitrine un instrument à cordes… Son énorme barbe hirsute, chenue, flotte au vent, il lève haut son visage, il le trempe dans le disque étincelant du soleil blanc, il le garde ainsi longtemps, il le baigne dans cette brillance insupportable sans le retirer ni s’évanouir… Il ne doit pas le retirer, il ne doit pas se cacher, igné, brûlé, brandon racorni comme une feuille tombée dans une langue de flammes, comme tout être animal aux yeux trop faibles pour cette intensité lumineuse – il peut braver le Soleil et baigner son visage dans le feu divin, parce qu’au-dessus de cette barbe chenue ondulante de rire, de cette bouche béante, de cette gorge claironnante, les orbites vides, noires, rient aussi…

Il n’y a rien dans ces orbites qui souffriraient sous la lumière : Homère est aveugle et ce rire homérique sortait de cette tête aveugle.

Je regarde le professeur à la dérobée, puis je me détourne. Ces beaux yeux gris méditatifs dirigés vers la gorge qui rit… Et alors, un nuage de vapeur semble lentement y descendre, son regard s’embrume… Nous nous détournons l’un de l’autre, dans la honte des larmes misérables, impuissantes, paralysées, de la compassion devant cette tempête de rire païen.

 

Pesti Napló, le 27 mai 1931.

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