Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

VOTE POUR MOI, CITOYEN ![1]

Je suis candidat à la députation

Pardon – vous permettez ? Juste dix minutes, entre deux orateurs, tant que le haut du tonneau est inoccupé. Ça me suffira amplement. Je n’ai que très peu de choses à dire.

Mes chers concitoyens, il paraît que le corps de délibération de la représentation populaire, la chambre des députés, se dissout et va se reformer. Des candidats à la députation seront désignés, et ceux qui seront élus adopteront et casseront des lois dans l’intérêt et au bénéfice de nous tous, ils seront en tous points aptes à ce rôle, ils se réuniront afin d’assumer cette tâche.

Eh bien – si je suis venu, c’est pour vous communiquer que je suis prêt à jouer ce rôle. Alors s’il vous semble et si vous pensez que, me connaissant, j’ai les compétences requises, votez pour moi et élisez-moi pour vous représenter.

Comment ? Pardon ? Je ne comprends pas l’intervention.

Vous me demandez qui m’envoie ?! Comment je suis arrivé ici ? Qui m’a désigné ? Qui m’a mandaté pour me présenter à vos suffrages ?

Questions étranges !

Selon nos lois, que je sache, en tant qu’électeur je suis aussi éligible.

Je ne connais pas de loi qui ferait dépendre de quoi que ce soit la désignation des chances d’être élu – ça n’aurait aucun sens, puisqu’on ne peut pas repousser indéfiniment la responsabilité à l’opinion que les autres se forment de moi : il arrive un moment où je dois enfin décider moi-même si je suis apte ou non.

Comment je suis arrivé ici ? Je suis venu sur mes deux pieds, tout comme vous. Je ne suis dans aucun parti, je ne figure sur aucune liste, personne ne m’envoie, personne ne m’a mandaté, je n’ai aucune lettre de recommandation en poche – mais excusez-moi, mes chers concitoyens, qu’est-ce que cela a à voir ? Et en quoi ça vous intéresse ?

Toutes ces listes, ces partis, ces recommandations sont des affaires intérieures de divers groupements politiques qui sont en compétition pour le pouvoir. Pourquoi ont-ils besoin du pouvoir, par intérêts égoïstes ou pour œuvrer au bonheur de la nation ? Connaissant la nature humaine, hélas, le premier est plus probable que l’autre ; dans le fond c’est égal – la question pour vous n’est pas de savoir lesquels seront en majorité à la Chambre, mais si ceux qui seront majoritaires sauront oui ou non faire face, chacun, individuellement, à la tâche.

Mes chers électeurs ! Au moment où je me propose pour vous représenter, comme preuve d’être à la hauteur je ne me réfère pas à tout un parti, mais seulement à un seul homme, moi-même. Que cela ne vous inquiète pas. Un jour je vous ai déjà expliqué par écrit l’immense différence qui existe entre les tâches physiques et les tâches intellectuelles, mais c’est tellement évident et si simple que nous avons toujours tendance à l’oublier. Cette différence peut être clairement illustrée par la thèse suivante : cent sacs sont élevés par cent hommes en cent fois moins de temps que par un, mais une addition ou une soustraction même la plus simple n’est pas faite plus vite ou mieux par cent hommes que par un seul : ils se dérangeraient plutôt en réfléchissant trop bruyamment. La force dépend de la masse, l’intelligence ne dépend que de la faculté – de cette façon une seule tête pensante peut être en équilibre avec cent millions de muscles.

Alors maintenant, en quoi consiste la tâche d’un député ? Si je ne me trompe pas, cela consiste à formuler avis et jugements sur des propositions avancées par lui ou autrui, leur nature juste ou injuste, salutaire ou néfaste, et savoir exprimer ce jugement d’une façon convaincante et excluant les contradictions.

Et ceci est une tâche bel et bien intellectuelle et non physique, un homme y est aussi apte que cent.

En ce qui me concerne, je le sais par expérience, et vous en êtes tous témoins dans une certaine mesure, les problèmes de la vie déclenchent généralement en moi des avis et des jugements, sans même le vouloir, presque mécaniquement, c’est ma nature – a fortiori si je concentre mon attention à vouloir à tout prix obtenir une réponse du fond de mon âme et de mon discernement !

Cette réponse, cet avis, quelles que soient sa valeur et sa fiabilité par la suite, en tant que motivation poussant à l’action, en tant que sentence à exécuter, vaut non seulement le jugement d’autres personnes, mais même la volonté prétendue instinctive des foules.

Moi je ne suis rien, je ne suis qu’un faible point, un grain de poussière, une personne parmi des millions d’individus, mais mon opinion, mes chers électeurs, n’est pas une opinion "modeste", mon opinion peut se muer en une action universelle, qui transformera le monde, qui créera une époque, qui sauvera une nation, par la force de la justesse qu’elle recèle, parce que cette justesse a été mise au jour par une révélation aussi heureuse que celles de Newton, Edison, Széchenyi ou Kossuth.

Puis-je espérer une telle chance ?

Je ne peux pas le savoir.

Cela dépend ; les conditions seront-elles favorables ?

L’une des conditions est déjà connue.

Je considère comme condition favorable mon ignorance totale de la politique. Je ne connais pas les rapports de force, j’ignore sur quelle plateforme on pourrait réaliser une fusion pour renforcer l’opposition face au gouvernement, afin d’obtenir certaines concessions dans le cas d’une coalition qui ne manquera pas de se réaliser si Gaszton Gaal[2] comme ceci, Gömbös comme cela, Rassay comme ceci et Bethlen comme cela, ce qui paraît clair comme le jour depuis l’intervention de ce matin du ministre du commerce à propos du cartel des éplucheurs de radis hâtifs. Tout cela pour moi ne va pas de soi, je ne vois pas les tenants et aboutissants ni pourquoi et comment cette intervention mettait en lumière  l’orientation diplomatique du gouvernement et le rôle de Bud ; moi j’imagine qu’il s’agit vraiment des radis hâtifs : qu’ils ne soient pas creux parce que, n’est-ce pas, dans ce cas ils ne valent rien.

Je ne comprends rien de tout cela, j’ignore ce qu’il convient de faire, et bien sûr j’en ai honte, mais il se produit souvent que je confonds les différents ministres. Pourtant cela ne signifie rien, c’est l’affaire des ministres de ne rien savoir de mon existence, et non mon affaire de connaître la leur. J’imagine qu’un pays où le peuple ne connaît pas son roi doit être bien plus heureux qu’un autre où le roi ne connaît pas son peuple.

Tout cela est à mon avantage.

Pendant que les autres faisaient de la politique et se tourmentaient par quel chemin acquérir le pouvoir, moi j’avais le temps de réfléchir sur ce que je ferais si j’étais au pouvoir. Bien sûr, je n’entends pas par pouvoir que je pourrais faire n’importe quoi à ma guise (seuls ceux qui confondent le pouvoir politique avec la puissance financière, individuelle ou militaire sont sujets à une telle naïveté), mais simplement la possibilité de mettre en œuvre et de réaliser ce que je juge utile et bon pour moi comme pour autrui.

Si je vous ai bien compris, mes chers électeurs, après tout cela vous n’attendrez de moi aucun programme. Je n’ai aucun programme en ce moment, mais je suis persuadé que j’en aurai un dès le premier jour de ma mandature de député. Le désir de venir au monde a été aussi fort en moi avant de naître que celui au nom duquel j’aimerais devenir cette fois député – et pourtant je n’ai publié autrefois aucun programme sur le but de ma vie, et la sage-femme qui m’a aidé à venir au monde ne me l’a d’ailleurs pas réclamé : elle savait parfaitement que ce but se construirait de lui-même dès que je connaîtrais la vie. C’est vous qui êtes les sages-femmes de mon futur personnage d’homme public – et si vous êtes d’accord, aidez-moi à faire la connaissance des affaires publiques.

Élisez-moi député.

Quand je serai député, je crois que je prendrai très souvent la parole.

Peut-être même tous les jours.

Les jours impairs j’interviendrai à propos des sujets à l’ordre du jour. Les jours pairs, c’est moi qui ferai des propositions.

J’ignore pour l’instant lesquelles.

Ça dépendra de l’actualité.

Un jour j’exposerai peut-être un projet de dératisation.

Le lendemain je parlerai peut-être d’une petite fille qui ne peut pas aller à l’école parce que le Pont de Lágymányos[3] n’a pas encore été construit.

Le surlendemain je dévoilerai à la respectable Chambre l’unique moyen d’union des États européens, afin que la Chambre prenne des mesures urgentes dans cette question.

Ce sont autant d’affaires importantes.

Je ne dévoile pas mon programme. Vous le connaîtrez quand je serai en mesure de me battre pour lui.

Vote pour moi, ma circonscription, seule circonscription où je peux encore espérer qu’on comprenne la parole de raison – vote pour moi, Lipótmező, Angyalföld, Bedlam et Döbling[4], vous, dernières places fortes des confins d’une raison relative dans ce monde de cinglés !

 

Pesti Napló, le 31 mai 1931.

Article suivant paru dans Pesti Napló



[1] Cette nouvelle a été publiée en 2016 aux Éditions La Part Commune dans la traduction de Cécile Holdban.

[2] Gaszton Gaal (1868-1932). Propriétaire terrien, député ; Gyula Gömbös (1886-1936). Premier ministre ; Károly Rassay (1886-1958). Politicien, journaliste ; Béla Bethlen (1888-1979). Politicien, économiste ; János Bud (1880-1950). Ministre.

[3] Quartier Sud de Buda, où un pont sur le Danube a réellement été inauguré en 1995..

[4] Quartiers de Budapest, de Vienne et de Londres où se situaient de célèbres hôpitaux psychiatriques.