Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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LE TSAR RUSSE

Je devais avoir quatre ans lorsque le tsar russe rendit visite à notre empereur François Joseph. Ils traversèrent aussi Budapest.

Ma sœur Mici et moi nous promenions un après-midi avenue Andrássy avec notre demoiselle allemande, lorsqu’un cri lointain attira mon attention. Les gens se rassemblèrent des deux côtés de la chaussée. Deux murs longs et beaucoup trop hauts pour moi se formèrent, tout au long, jusqu’à la Place Deák, derrière des cordons de police. Le hurlement se rapprocha.

« L’empereur et le tsar arrivent, en carrosse », criaient des gens excités depuis les portes des boutiques, d’où tout le monde se ruait dans la rue.

Nous fûmes aussi pris de cette fièvre et nous commençâmes à jouer des coudes avec notre maladroite demoiselle allemande pour assiéger le mur humain et trouver une fente pour passer devant – vu notre taille modeste c’était notre seul espoir d’apercevoir la scène.

Mais il était impossible de se faufiler dans ce compact haut mur humain, personne ne se souciait de nous, ceux de derrière se dressaient sur la pointe des pieds sans se retourner, ceux qui étaient mieux placés nous repoussaient.

Et les cris se rapprochaient, on entendait déjà le cahotement des voitures et les hourras à faire trembler le ciel, pendant que nous trois, tels des rats désespérés, nous courions en tous sens derrière le mur, dans l’espoir d’un trou et de voir quelque chose. Moi j’étais particulièrement abattu à l’idée de ne pas apercevoir le tsar russe dont j’entendais l’existence pour la première fois, mais j’ai aussitôt senti qu’il s’agissait de quelque chose d’énorme, de puissant et de merveilleux, dont il n’y a qu’un seul, que l’on ne peut croiser au mieux qu’une fois dans la vie, et pour moi c’était l’unique occasion.

Rien à faire, le mur ne s’ouvrait pas et moi j’étais très petit. Les vivats parvinrent à notre niveau, nous nous démenions dans un dernier effort sans espoir – les cris déchaînés étaient tout proches, j’entendais de tout près le cortège d’honneur qui filait à deux pas, et pourtant je ne pouvais rien voir d’autre que le dos du boucher rouge écrevisse d’avoir trop crié. J’ai même tenté à la dernière minute de grimper sur son dos pour gagner de la hauteur, mais il s’est secoué et je suis tombé par terre.

François Joseph n’est plus, le tsar russe est mort lui aussi dans des circonstances bien plus misérables et plus réprouvé que moi qui m’étais senti ce jour-là, à l’âge de quatre ans si misérable et réprouvé de le savoir tout près mais ne pouvant pas le voir parce que j’étais trop petit.

Pourtant, dans quelle cachette de mon âme la douleur de ce souvenir a-t-elle pu rester aussi vivante et aiguë, plaie non guérie, jamais cicatrisée ? Je viens de comprendre que cette image où nous courions, sans pouvoir nous frayer un chemin pour passer, ni pour voir, me poursuit comme une douleur lancinante – je la revois chaque fois que quelque chose réussit mal dans ma vie ou dans celle de mes frères et sœurs auxquels j’appartiens, en destin, en cœur, en âme – parfois j’ai l’impression qu’il ne nous est rien arrivé d’autre depuis, nous courons toujours derrière un mur humain infranchissable, nous, pauvres et petits, et il n’y a pas une main secourable qui se baisserait pour nous soulever.

 

Pesti Napló, le 6 juin 1931.

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