Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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VILLAGE INCENDIÉ, ENFANT LARDÉ

Nous sommes un peu nerveux

Le mendiant a parcouru le village, il n’a reçu aucune aumône, le soir était tombé quand il en est sorti. Il s’est assis au bord du fossé, il s’est gratté les jambes, il réfléchissait. Puis il a changé d’idée, il a poussé un long juron (je l’imagine comme cela). Qu’est-ce qui lui restait à faire ? Il a trouvé une boîte d’allumettes dans sa poche - mais qu’avait-il à allumer avec, Seigneur ? Sa pipe cassée, il l’a perdue depuis longtemps. Il n’a pas trouvé le moindre mégot au village (Ferenc Mózes m’a raconté que les paysans vendent leurs vieilles pipes, n’ayant rien à y mettre). Que devait-il faire de ses allumettes, les manger ?

Il fallait bien allumer quelque chose avec.

Il a regardé alentour, a fait un geste désabusé et mit le feu au village.

Non par méchanceté ou par vengeance, parce que le village l’a rejeté, l’a méprisé ? Plutôt pour qu’il se passe enfin quelque chose. Il faut bien faire quelque chose d’autre qu’être (si on nous laisse), manger ou boire, parfois embrasser, aller et venir, parler - se grouper avec des gens, décider avec les autres ou seul. Il aurait certes préféré bâtir une maison, construire un village, plutôt que l’incendier - mais cela s’est passé comme ça et pas autrement. C’est la crise.

L’oisiveté tape sur les nerfs d’un homme, voyez-vous. Alors il met le feu au village.

D’ailleurs j’ai lu ce cas dans la rubrique des faits divers.

 

La mère a envoyé son fils de huit ans faire des courses. Le petit garçon a acheté ce qu’il fallait, il est revenu à la maison, sa mère a tout vérifié, il manquait six fillérs. Les a-t-il perdus ou s’en est-il servi, toujours est-il que six fillérs faisaient défaut. Elle interroge l’enfant, il ne sait rien, querelle, correction, toute la scène se déroule dans la cuisine, le couteau se trouve sur la table - la mère gesticule avec le couteau : « les six fillérs ! Les six fillérs ! Où sont les six fillérs ? Moi je me crève, je me tue au travail dans la misère, dans le besoin, et ce monsieur les perd, les perd ou Dieu sait ce qu’il a fait avec l’argent, je l’ai peut-être volé ? J’aurais mieux fait de ne jamais te mettre au monde, ou même, ne plus exister moi-même ! - L’enfant se tait, obstinément. - Alors tu vas parler ? (La suite, je l’imagine) Sale gosse, où les as-tu mis ? Où les as-tu perdus ? Que t’es-tu acheté avec ? Réponds-moi ou je t’écrase, je te découpe en morceaux si tu ne réponds pas !... Ah bon, tu ne sais pas ? Tu ne réponds pas ? Tu refuses de parler, sale vermine ? Tiens donc… Tiens… »

Et parce qu’elle a le couteau à la main, et parce que la vapeur des oignons qu’elle était en train de hacher lui pique les yeux, et parce qu’elle est hors d’haleine, et parce que le sang lui monte à la tête, et qu’à travers le brouillard il lui semble que le gosse entêté se moque d’elle, parce qu’il doit bien savoir où ont disparu les six fillérs, seulement il n’a aucune envie de le dire - la mère, la douce maman, l’héroïne des livres d’école et des beaux poèmes intitulés "cœur maternel", se met à gesticuler et pique avec le couteau comme elle coupait ses oignons, ou comme si elle tranchait du cochon, ou - cela faisait longtemps ! - Comme si elle saignait un poulet. Et elle reprend ses esprits quand elle entend l’enfant piqué, poignardé, sanglant, râler à ses pieds. Elle se met à crier dans la cuisine, à se lamenter, elle cogne sa tête contre le mur, elle essaye de relever l’enfant, puis elle s’écroule par terre.

À l’interrogatoire elle répond qu’elle ne sait rien, elle était consciente et pourtant elle ne se souvient de rien, sinon que le sang lui est monté à la tête et que les six fillérs qui manquaient auraient pu servir à acheter du pain.

Bien sûr elle regrette aussi pour l’enfant. Mais que faire, elle était possédée.

C’est la crise. Les gens sont nerveux.

Ce cas aussi, je l’ai lu dans les faits divers.

 

Bonté ? Méchanceté ? L’animal dans l’homme, l’homme dans l’animal, sauvagerie archaïque, soif de sang, sacrifice humain, totem et tabou, perversions et blessures de l’âme opprimée, sadisme, pyromanie. Complexe d’Œdipe, déclin de la civilisation, derniers jours de l’Europe ?

Cassez-vous la tête si vous en avez le temps, psychanalystes, sociologues, historiens.

Que pouvez-vous dire d’autre, de nouveau, d’éclairant, de rédempteur - mieux que de pitoyables lieux communs, de plus clair que ce sentiment que nous connaissons tous, que le mendiant incendiaire du village, la mère lardant son fils pour six fillérs, n’a pas su réprimer. Nous autres le combattons péniblement à chaque heure du jour et à chaque minute de l’heure, même pendant notre sommeil, si nous ne sommes pas réveillés par nos propres cris, ou parce que nous nous sommes mordu la langue ou nous nous sommes enfoncé les ongles dans la main ?!

Que peut-on dire de plus que ceci : notre système nerveux est accablé d’attentes, d’impatience, d’impuissance, d’écœurement de mots charitables, de promesses et de belles phrases, d’incertitude et d’indignité ? Nous sommes une charge électrique sans cesse excitée, et il n’y a rien pour drainer tout cela en actions qui soient sources de joie et de bonne humeur : au plus infime toucher nous éclatons en étincelles assassines.

Dans la pratique médicale on appelle cela, la "sensibilisation".

Oui, nous sommes un peu devenus sensibles, les uns envers les autres, nous, camarades de combat militaires ou politiques, concitoyens, époux, congénères. Nous sommes un peu tendus, pas beaucoup, mais juste assez pour couper volontiers la tête de qui nous marche sur les pieds ou nous pousse du coude. Nous ressemblons un peu aux chiens bagarreurs de Jack London dans sa vision en Alaska, ou à des rats recouverts d’une bâche, arrosés de pétrole et incendiés, ou encore à une grande masse de poissons mêlés, entassés, qu’un grand filet noué soulève hors de leur élément. Est-ce le destin qui nous joue un tour d’en haut ou est-ce l’Esprit hargneux de la Terre par en dessous ? Il nous bouscule, nous chiquenaude de sa main invisible, et nous, enragés, nous nous sautons à la gorge les uns des autres, attribuant à autrui nos offenses célestes. Aucun bureaucrate n’a encore "fait tourner en bourrique" avec plus d’entêtement et plus de plaisir sadique ceux qui ont besoin de lui, pour évacuer les énervements, rabrouements, insultes, les réprimandes reçus d’en haut (n’oublions pas que jamais personne ne s’énerve contre un supérieur !) Jamais encore avocats et huissiers n’ont été "à la hauteur de leur tâche" avec une ardeur aussi cruelle et féroce, quand il s’agit de faire valoir les lettres d’acier d’une "exigence légitime", en taillant dans le corps d’une vie souffrante, agonisante. Jamais Shylock n’a exigé de façon plus vulgaire et agressive la dernière goutte de sang du malheureux perdant d’un procès, que maintenant, justement maintenant, de nos jours, quand nous aurions davantage besoin les uns des autres, quand notre gorge asséchée est davantage assoiffée du breuvage rafraîchissant de la charité et de la compassion, comme les esclaves du Liban et de l’Arménie étaient assoiffés aux jours du Christ. Et l’oiseau mécanique file au-dessus de nos têtes à trois cents kilomètres à l’heure et des voitures grincent autour du piéton titubant, que peut-il faire, lui, au rythme lent de ses nerfs qui ne dépassent pas cinq kilomètres à l’heure ? Haletant, il tente de tenir tête à ces allures vertigineuses, mais avec aussi peu de succès qu’un chien aboyant aux roues. Pour évacuer sa fureur il ne lui reste que repousser une main tendue pour l’aumône, ou cracher sur une bouée de sauvetage, et il continue sa course éperdue, vers sa perte, sous les roues, en plein tourbillon.

Alors que j’écris ces lignes, rien n’a encore été décidé à Londres sur le destin du monde. On attend aujourd’hui de savoir si le déploiement initié par Hoover va ressouder les nations européennes ou au contraire tourner les parties les unes contre les autres, jetant les derniers centimes dans la roue de la fortune d’une nouvelle guerre mondiale. C’est avec une patience fataliste que je tâche de guetter le résultat - une seule chose m’inquiète : dans les articles et interventions et déclarations officielles je lis de plus en plus d’épithètes concernant des États et des pays, que l’on n’emploierait normalement qu’à l’égard de personnes, d’individus. « La France est réservée », « L’Angleterre est confiante », « L’humble Allemagne », « L’entêtement de la France », et ainsi de suite. J’ai même lu quelque part qu’un pays est « hystérique et nerveux ».

Pays et États immortels, auxquels (et non à qui !) nous avons confié nos destins, à l’instar du croyant médiéval qui confiait son sort à Dieu - peuvent-ils donc être nerveux et hystériques comme nous, mortels, faillibles, et versatiles ?

Qui nous garantit donc qu’on n’incendiera pas la maison qui nous couvre, qu’on ne lardera pas notre enfant, par nervosité, par hystérie ?

 

Pesti Napló, le 26 juillet 1931.

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