Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Le professeur d’anglais

Croquis rapide

Mr. Fegan est un septuagénaire. Tous les mercredis, à une heure et demie tapante, Mr. Fegan apparaît à mon modeste domicile, prend le déjeuner avec nous et du début à la fin du repas nous discutons en anglais. Mr. Fegan n’accepte pas d’autres honoraires pour ces leçons.

Il arrive à une heure et demie, il est vrai que nous déjeunons à deux heures passées, mais Mr. Fegan refuse d’en tenir compte, étant donné que pour lui l’heure du repas c’est une heure et demie. Toutefois il ne s’impatiente pas. Il s’assoit dans le salon et garde son pardessus, il prend place face à la fenêtre, il pose ses deux bras sur les accoudoirs et attend que les membres de la famille se réunissent un à un.

Mr. Fegan est grand et efflanqué. Quelques touffes de cheveux blancs hérissent son front dégarni, ses lèvres sont deux lignes étroites bien dessinées comme celles des sages stoïques, son nez est droit : c’est une silhouette découpée dans les illustrations de vieux livres anglais. Il a des yeux bleus d’enfant mais on les voit rarement, car il les baisse, avec la pudeur sage et honnête de la vieillesse. Chacun de ses gestes est imbibé du charme de la vieillesse, de façon plus naturelle et plus harmonieuse que ne saurait être le charme de la jeunesse. Voici un homme qui s’est tôt installé dans la vieillesse, probablement depuis longtemps : ceux qui le fréquentent prétendent le connaître comme tel depuis au moins vingt-cinq ans. De son âge émane quelque chose de la beauté des meubles ou des bijoux anciens, et d’ailleurs on ressent la noble passion d’un collectionneur dans la tendresse que rayonne tout son être – pourquoi d’ailleurs aimons-nous les objets anciens, si ce n’est parce qu’ils ont résisté à la pierre de touche du temps, ils portent témoignage de la durabilité des matières, des formes et des goûts qui y avaient été investis ? Seuls les métaux nobles se patinent, seul l’ivoire jaunit joliment – la tôle rouille et le bois léger pourrissent.

En rentrant de la ville, échauffé ou épuisé dans les joutes bruyantes, mes nerfs portant encore le cliquetis des rythmes, j’ouvre en général la porte sur lui avec un bruyant :

- Good day, Mr. Fegan, how do you do ?

Mais mon ton est vite modéré par son calme adoucissant, attiédissant, modérateur, il se lève souplement puis, avec un geste inimitable qui me surprend chaque fois et qui me fait honte, il m’offre une place.

- Sit down.

- Thank you – je réponds un peu contristé, et je m’assois comme un écolier, moi qui ai l’habitude de faire les cent pas, d’agir et de gesticuler quand je vois des invités.

Mr. Fegan acquiesce avec bienveillance et je me mets aussitôt à parler… Ou plutôt je me mettrais. Que dites-vous, Mr. Fegan, de ce qui se passe encore dans la ville, vous avez bien lu cette affaire… Quelle saloperie inouïe… Et écoutez comme j’ai encore bien rigolé ce matin, écoutez-moi ça…

Mais je n’arrive qu’au quart de la première phrase car généralement Mr. Fegan lève tranquillement son long index et le mot me reste dans la gorge.

Dans chaque cas et chaque fois et qui plus est totalement indépendamment du sujet de la conversation – c’est cela qui est le plus paralysant et le plus incroyable et le plus irrésistible là-dedans –.

Parce que par exemple si je dis à Mr. Fegan : Mr. Fegan, les gens sont devenus fous, les gens sont insensés, Mr. Fegan, avec ces trucs économiques, ils ont oublié le but et le sens et la beauté de la vie et ils cherchent le bonheur au fin fond de l’enfer, et ici on ne peut que danser avec eux ou bien se suicider, alors Mr. Fegan lève son index et répond à ma question assoiffée et haletante, savoir ce qu’on peut y faire, il y répond, Mr. Fegan, que c’est correct de dire qu’ils sont devenus fous, mais on peut aussi dire qu’ils ont perdu l’esprit, c’est une autre expression possible en bon anglais, you can say, went mad, it is good english too.

Et si je disais, les cheveux dressés sur la tête : Mr. Fegan, la maison est en feu, fuyons, Mr. Fegan, la terre tremble, Mr. Fegan, les Chinois ont envahi Budapest, les voici qui montent dans l’escalier pour nous ouvrir le ventre à tous avec un grand couteau, ils ont atteint le cinquième étage et ils chantent déjà agyar-magyar ce qui en chinois veut dire am-stram-gram – alors Mr. Fegan lèverait l’index, il ne me laisserait pas achever mais dirait doucement mais irrésistiblement : you can say, the house is set on fire, it is good english too.

Et je me tairais, et j’attendrais calmement les événements, et je n’aurais même plus l’idée de m’y opposer, tout au plus je me permettrais un « thank you » poli, sur quoi il remarquerait une fois de plus que la réponse correcte à « thank you » est « don’t mention it » autrement dit « laissons cela ».

Pendant ce temps commencerait, gémissante et poignante, à poindre en moi une lueur, que je ressens de plus en plus avec mon amour-propre qui se délite depuis que Mr. Fegan vient déjeuner chez nous tous les mercredis : toutes ces choses-là ne méritent effectivement pas tant d’importance, par rapport à l’unique chose importante et digne d’intérêt (mentionable, or worth to mention, it is good english too) : ce qui est correct en anglais est ce que l’on peut dire en bon anglais, et ce qui ne l’est pas et ce que l’on ne peut pas dire.

Car c’est de cela qu’il s’agit, et il ne peut s’agir que de cela sur ce triste hémisphère de boue – tout le reste n’est que vanité, confusion, rêve, état transitoire, mirage et voile nébuleux, et tant pis si la nef du monde coule, faut-il hausser le ton pour autant ? Ce bateau était-il à toi ?

Non, il n’était pas à toi. Il était à l’Angleterre, et le mot « anglais » n’est pas une réalité vile, une essence sans valeur – ce mot a une forme immuable, immortelle, veille à ne pas mal le prononcer, et ne t’occupe pas du reste.

Si le monde a été créé bien ou mal, ce n’est pas ton affaire – le principal c’est qu’il a été créé, et que l’Angleterre a bien voulu en assumer la responsabilité, sous réserve que tous ses citoyens, ceux de la métropole comme ceux des colonies, veillent au bon usage des mots anglais lorsque nous reconnaissons cette évidence.

- Sit down – dit Mr. Fegan, avec bienveillance et courtoisie dans ma propre maison, et il me paraît qu’il a un petit Union Jack flottant au bout de son long index, prêt à être planté au milieu de ma table, dans un geste naturel et simple.

 

Pesti Napló, 24 avril 1932.

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