Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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J’Épingle mon nom

En voilà une innovation, au congrès à Vienne il n’y avait pas encore ça.

Afin de simplifier les contacts, chaque membre des Pen Clubs a reçu un insigne sur lequel figurait son nom dans un fin cadre en cuivre. C’était astucieux, cela rendait inutile de pointer l’index pour demander en chuchotant quel grand écrivain était ce petit bonhomme qui rêvassait là-bas, ce que l’intéressé ne manquait pas de repérer.

Si tu veux apprendre à qui tu as affaire, tu passes devant lui en jetant un regard furtif sur le revers de sa veste. Après tu n’as plus qu’à te jeter dans ses bras : « Oh, Mr. Shakespeare, je suis ravi de vous connaître, et Budapest vous plaît-elle ? »

Ça n’empêche que ça fait un effet bizarre.

Notre nom est un bien pudique. Une affaire strictement privée. Je peux signaler sur mes vêtements mon rang, ma vocation, ma position sociale, je peux à la rigueur me vanter de mes titres, épingler mes distinctions, sans me sentir importun. Mais mon nom… Il ne regarde tout de même pas d’autres que ceux à qui je veux le communiquer.

Bien sûr, ce n’est qu’un préjugé. Mon nom est après tout une donnée informative comme les autres. Ce n’est pas un qualificatif pour mon plaisir : si j’étais seul au monde, je n’aurais pas besoin de mon nom. Tout compte fait, ce n’est pas mon affaire.

Si j’ai ce sentiment pénible et humiliant, c’est peut-être parce que je me sens un objet. Un objet d’exposition avec un écriteau explicatif. La fiche qui indique l’espèce dans une collection botanique. Une définition scientifique au zoo. Voici Gazouillis Tacheté, nom scientifique Doctus Literatus, prière de ne pas toucher aux animaux.

Une préfiguration envisagée et angoissante du temps où je n’aurai plus de moi vivant : il ne restera plus de moi qu’un nom. Sur mon cercueil et sur ma tombe.

Ou, à la rigueur, sur ma statue.

J’ai beau me faire la leçon : l’avis de mes confrères écrivains (surtout celui des étrangers !) ne m’intéresse plus. En fait je ne tiens pas en place, je guette d’un œil, péniblement, ce que diront les autres en déchiffrant la publicité placardée sur mon veston. Comme si par magie on m’avait transformé en un exemplaire de mes livres, je ressens la souffrance que doit subir un livre que l’on feuillette en s’ennuyant, on regarde sa couverture, on le referme, on en cherche un autre.

C’est impudique. Ce romancier danois vient de passer devant moi, il a épié mon insigne, il a réfléchi, haussé les épaules, puis a continué son chemin. La seconde suivante il a esquissé un sourire rayonnant en découvrant l’insigne de mon confrère Roda Roda[1].

C’est facile pour lui. Quarante millions de lecteurs.

En plus il signe chaque fois son nom en double, pour qu’il soit plus difficile de l’oublier. Comme ça évidemment ceux qui le connaissent sont plus nombreux que les admirateurs de Socrate-Socrate ou de Dante-Dante.

Tout cela n’est qu’un truc publicitaire ! Je ne joue plus ce jeu, cette course, ce cache-cache !

Pouce !

 

Az Est, 22 mai 1932.

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[1] Alexander Roda Roda (Šandor Friedrich Rosenfeld, 1872-1945). Écrivain austro-croate.