Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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le banquet du poÈte

Légende du vingtième siècle

Le poète vivait dans la misère. Chacun savait que le poète vivait dans la misère, ceci appartenait à sa célébrité tout comme la mèche de cheveux qui lui pendait dans les yeux sur ses portraits, ou ses cravates originales, sans même parler de ses poèmes. Cette misère notoirement connue de ses admirateurs et de ses amateurs, faisait tout autant partie de l’image que l’opinion publique se formait du poète, que n’importe quelle tradition nationale, phénomène naturel ou postulat métaphysique, sans lesquels le personnage intéressant et populaire du poète était inimaginable. Les autres poètes moins populaires songeaient avec envie à la misère du poète, ils étaient enclins à estimer jusqu’au fond de leur âme que sans cette misère suggestive et idolâtrée les poèmes du poète n’auraient pas la moitié de leur succès : « c’est facile pour lui, pensaient-ils dans un soupir, il est dans la misère, tout le monde le plaint et l’aime et le soutient, quel succès bon marché ! Avec une petite famine on peut éblouir la stupide populace ! »

Mais cela, seuls les confrères envieux et jaloux le pensaient, et encore en secret. Le public s’enthousiasmait de bonne foi pour le poète, on connaissait et on récitait ses poèmes par cœur et, avec leur instinct juste et sain les gens ordinaires voyaient une relation manifeste entre le talent du poète et sa misère – déjà à l’école ils avaient appris que les génies avaient trop souvent faim, prenons par exemple ce Sándor Ady et puis cet Oscar Verlaine, ils n’étaient millionnaires ni l’un ni l’autre, n’est-ce pas, se disaient les gens, et pourtant, quels grands poètes ils étaient, n’est-ce pas.

Le poète avait quarante ans, les pères avaient raconté la misère incommensurable du poète à tous leurs enfants – cette misère était devenue une parabole et un adage et une référence permanente sans laquelle les gens auraient été vraiment dépourvus s’il leur avait fallu citer un exemple efficace d’incarnation du mérite et de la vertu indignement miséreux.

En outre la misère du poète était un sujet constant dans les cercles littéraires ou dans les salons en vue, en sirotant le café. L’une des scènes les plus touchantes était quand le maître de maison (un important banquier grisonnant, rompu aux conceptions artistiques ou aux arcanes de l’art, ou un directeur de trust théâtral ou encore un secrétaire d’État à la culture) passait à une exégèse conforme aux canons pessimiste du temps : « Voyez-vous, nous vivons une époque épouvantable, ce Spengler[1] a raison, aurait-il été imaginable à une autre époque qu’un grand génie de la taille de ce Skurek (supposons que ce soit le nom de notre poète) végète dans la misère, voyez-vous, cette prétendue grande culture et cette civilisation de notre fameux vingtième siècle ne valent vraiment pas un sou, voyez-vous ! »

La même vision était ouvertement clamée aussi par des notabilités politiques, qui mentionnaient fréquemment la misère intolérable et révoltante du poète dans leurs rapports, interviews ou éditoriaux. Les journalistes aimaient se gargariser de sujets tels que « Visite au taudis du grand Skurek », « Henrik Skurek dans sa porcherie », « conversation avec une célébrité mondiale de la poésie, à jeun depuis quatre jours », « Le poète du Chant des Chants, choyé par des millions de lecteurs, Henrik Skurek, a été trouvé une nouvelle fois dans une poubelle dans la nuit de la Saint Sylvestre, en train de ronger un os », et tout à l’avenant. De semblables reportages hauts en couleurs paraissaient fréquemment dans la presse, faisaient la une des journaux, et ces interviews faisaient vivre tout un groupe de journalistes, car les journaux à sensation américains ou anglais achetaient ces articles en dollars et en livres, surtout si on y joignait des photos du poète, de son matelas et de la poubelle, des prises de vues de qualité héliogravure, pour leurs suppléments du dimanche.

Une interview récolta dans la presse mondiale un succès particulièrement retentissant, interview conduite par le jeune Rockefeller qui au cours de son circuit européen, dans le tour des points d’intérêt de la ville avait rendu visite au poète. D’après les témoins oculaires ses larmes avaient jailli quand il avait aperçu son poète préféré dans une misère aussi incroyable. Après son retour en Amérique il publia même un livre sur cette rencontre, dans lequel il expliquait qu’il fallait absolument faire quelque chose pour adoucir la misère du poète, et il lança un appel aux grandes puissances afin qu’elles solutionnassent cette affaire. L’œuvre intéressante et profonde du jeune prince du monde industriel eut un grand succès, il paraît qu’un demi-million d’exemplaires furent vendus.

Durant les dernières années de sa vie la popularité du poète dans sa misère inouïe fut aussi grande que celles de Charlot ou de Mickey ; on faisait des statuettes de Skurek en train de ronger un os – les statuettes et les "Skurek rongeant un os" imprimés et gravés et brodés sur différents objets utilitaires furent très à la mode en ce temps-là, les hommes utilisaient le poète comme porte-bonheur, les femmes le portaient sur leurs bas et leur maillot de bain.

Le monde cultivé ressentit douloureusement et condamna le décès du poète par inanition. Il se passa tout de même quelque chose auparavant. Cela prouva au monde que la conscience et la valeur de la gratitude pour la grandeur n’avaient pas complètement disparu du cœur de la nation qui reconnaissait le poète comme sien.

Il advint dans sa dernière année que, à la suite de la glorieuse victoire de ce qu’on appelait le parti de la culture, on nomma à la tête du gouvernement un président du conseil qui considéra que son premier devoir était de donner satisfaction au nom du pays au poète indignement miséreux.

Il réussit à mettre sur pied une commission ad hoc, et à peine quelques mois plus tard la nouvelle sensationnelle éclata :

Le gouvernement offrait au poète un grand banquet sur les caisses de l’État. Le poète ému aux larmes accepta les hommages officiels de l’État ainsi que la distinction, expression de sa reconnaissance.

La cérémonie solennelle se déroula le premier jour de la semaine précédant Noël, elle éveilla un immense intérêt.

Dans la salle d’honneur de l’Académie, transformée en salle à manger, les tables des notabilités, et parmi elles les membres de l’aristocratie du rang et de l’argent étaient placés sur un podium et des estrades particulières. Ces notabilités soutenaient en secret (sans que nul ne l’ignore) le gouvernement dans la réalisation de ce beau mouvement, tant moralement que financièrement. À la droite et à la gauche de la table d’honneur entourée d’une cage de bon goût prit place un public distingué spécialement invité. Devant cette cage se trouvait la loge des journalistes et des photographes.

C’est aux paroles mises en musique d’un des hymnes du poète que les organisateurs firent leur entrée en tenue de cérémonie – les hallebardiers donnèrent le signal, toute l’assemblée se leva, le poète occupa sa place dans la cage d’honneur, devant les couverts en argent ornés de ses initiales, fabriqués pour la circonstance.

L’orateur exalta solennellement l’importance de cette belle journée dans un discours abondant, il évoqua les grands jours de l’empire romain amateur des arts, il cita Auguste et Mécène.

Le public leva des yeux admiratifs sur le poète qui dans son émotion pencha la tête sur son assiette à soupe. Au moment précis où l’orateur achevait son discours, le poète leva la tête comme sous l’effet d’un miracle : l’assiette était vide et le poète était trempé de larmes. Au demeurant, citons les plats successifs du repas : œufs mimosa, filet de bœuf, perdrix aux lardons, fromage, fraises à la crème.

La première bouchée de fromage, il la laissa tomber de sa bouche lorsque le critique solennel commença à louanger ses œuvres à écrire – plus tard on chercha ce morceau de fromage, mais sans succès et le qu’en-dira-t-on qui s’ensuivit obligea le gouvernement à démissionner.


Pesti Napló, 10 janvier 1932.

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[1] Oswald Spengler (1880-1936). Philosophe allemand, auteur du Déclin de l’Occident.