Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
la sÉance continue[1]
Je ne sais plus quel célèbre
président du parlement a prononcé cette phrase :
« La séance continue ». Une bombe venait
d’exploser dans l’hémicycle, on avait emporté les
cadavres, et une fois le bruit un peu apaisé, le président, comme
s’il n’y avait eu qu’un petit incident a ordonné de
repasser à l’ordre du jour.
On a coutume de citer ce comportement viril
en modèle d’autodiscipline, de sang-froid,
d’objectivité et de respect de la loi, au-dessus de toute
émotion personnelle.
Chose plutôt rare de nos jours.
J’ai été témoin
d’une telle scène, récemment.
Cela n’émanait pas d’un
homme d’État.
Cela n’émanait d’aucun
homme, ni d’aucune femme.
Cela n’émanait pas d’une
personne adulte, les adultes sont souvent nerveux et manquent
d’équilibre psychique.
Bref, nous étions assis dans la
véranda et Jancsi, un petit garçon de trois ans aux yeux bleus et
aux cheveux raides, un bambin rêveur digne de Raphaël (par ailleurs,
un très vilain garnement) avait disparu depuis quelques minutes.
Tout à coup un hurlement à
fendre les tympans a retenti depuis le fond du jardin, au point de nous figer
le sang dans les veines – la mère s’est évanouie, le
père et moi avons dévalé les marches.
Jancsi se tenait debout seul au milieu du
jardin, on ne voyait qu’une bouche bée, énorme en haut de
son cou, la tête avait complètement disparu, tout l’enfant
n’était plus qu’un cri hurlant vers le ciel,
ba…a…a…
- Jésus Marie, qu’est-ce
qui t’arrive ?! – hurlons-nous tous les deux.
Au même instant l’enfant cesse
soudainement ses hurlements, comme coupés. Il lève sur nous un
regard serein, presque souriant. Et là, Jancsi, sur le ton léger
d’une conversation de salon, débite pour nous le bulletin suivant :
- Tu sais, Papa, il s’est
passé que j’étais debout ici, et alors la petite Ibolya des
concierges m’a rejoint et moi je l’ai giflée et Ibolya
m’a rendu ma gifle et alors moi je voulais lui rendre la gifle rendue,
mais elle n’a pas attendu et elle s’est enfuie et moi je suis
resté ici et maintenant je pleure.
Après nous avoir fait ce compte
rendu, Jancsi sans une seconde d’hésitation a repris sa position
précédente, a levé la tête vers le ciel, ouvert
grand sa bouche et a poursuivi son hurlement assourdissant :
ba…a…a…
Az Est, 16 juin 1932.