Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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douleur corporelle

Ode au sacrum

38-douleur corporelle ll faut préciser "corporelle", dès qu’on s’exprime en lettres (surtout quelqu’un dont les lettres sont le métier) – justement toutes ces lettres ainsi que des milliers d’années de poésie ont fait que ce mot "douleur" s’entend d’emblée au sens figuré, dans son aspect psychique, pourtant, ô douleur (encore ! vous voyez !), la douleur corporelle à laquelle tout mortel est exposé et dont il évite de parler, j’ignore pourquoi cette douleur-là n’est pas devenue objet de l’art, et pourquoi on la déconsidère et méprise comme une chose vile, on la relègue à la médecine. Seule une plaie psychique, causée par l’infidélité d’une jeune brune, peut être considérée comme objet d’art, ça oui, les gens en redemandent au poète, ils l’apprécient, ils la reconnaissent, ils compatissent, les critiques la mâchouillent, ça oui, disent-ils, que c’est beau, son âme qui lui fait mal.

Nous avons d’ailleurs été gâtés, moi aussi, par exemple, quand la jeune brune m’a abandonné, ma première idée était le beau poème que ça donnerait. En revanche, mardi aux aurores, quand j’ai ressenti mes premiers élancements au bas du dos, je me suis assis dans mon lit en gémissant, j’ai tout au plus pensé à ma partie de billard de la veille où, apparemment, je m’étais trop courbé le dos. Écrire là-dessus une nouvelle ou un poème, ou une pièce de théâtre, sur ces élancements-là, les faire découvrir, les communiquer à ceux qui n’ont encore jamais eu mal au sacrum : non, cette idée ne m’est vraiment pas venue.

Et voilà seulement une heure, après trois journées de souffrances, torturé et exténué, dans la première minute tolérable – puisque celui qui en a pris l’habitude doit toujours écrire – c’est seulement alors que je me suis décidé, à court de tout autre sujet, à rapporter simplement la vérité, c’est-à-dire que pendant trois jours j’avais terriblement mal au sacrum.

 

Hexenschuss, Tir de sorcière, comme disent les Allemands. Ou soyons plus scientifique : lumbago. J’ai beau le tourner à gauche et à droite, ce mot reste prosaïque, vulgaire, inapte à provoquer le respect du lecteur. Encore heureux s’il ne s’en moque pas. Évidemment, si je lui parlais d’un dépit amoureux ! Ou de nostalgie patriotique ! Ou de fierté de classe ! Ou d’honneur insulté ! Ou encore de détresse universelle !

Pourtant après cette expérience de trois jours je peux affirmer qu’il s’agit d’une souffrance aussi grande que n’importe laquelle de la susdite liste. Le proverbe dit vrai quand il fait taire celui qui se plaint de son peu de profit : écoutez, toujours mieux ça qu’un mal de ventre. Oui, j’affirme que le mal de ventre a toujours été et sera l’étalon ancestral, authentique, fiable et expérimenté de toute joie et de toute souffrance, inutile de tourner autour du pot.

Et c’est vrai, celui qui n’a pas mal doit s’en réjouir, et je lui dis de ne pas vouloir échanger son spleen contre un lumbago, qu’il se réjouisse de la part qui lui est échue, qu’il se tienne tranquille.

Car ma part à moi c’est cette fois le lumbago. Je le déclare avec fierté. Je ne m’en vante pas, mais je ne le renie pas non plus, car je doute d’en récolter le moindre succès.

À la maison non plus je n’ai eu aucun succès.

Dès le matin, quand j’ai fait apparition dans le cercle de ma famille chérie, au lieu de stupéfaction et de prosternation devant l’autel auguste de la Souffrance, toute la compagnie s’est répandue en rigolades. Il est vrai que j’ai dû me mettre à quatre pattes pour parvenir à grimper sur ma chaise, car mon sacrum m’a formellement plié le dos en sept – mais qui a prétendu que la Souffrance doit apparaître le front haut ?

Ineptie. Préjugé. Mais va leur expliquer ça !

Les gens sont méchants : c’est la première expérience de celui qui souffre. Même les proches. On ne peut vraiment pas prétendre que de manière peu digne d’un homme j’aurais gémi et je me serais plaint de ma géhenne, à la manière du Job de la Bible qui n’a pas hésité de geindre pendant trois ans parce que ça peau le démangeait un peu. Non, pas du tout, moi j’ai expliqué objectivement et clairement à mon entourage comme aux visiteurs arrivés entre-temps, dans le style de l’éternel pédagogue et être intellectuel qui désire transformer ses souffrances en un bien public : je leur ai expliqué scientifiquement, en détail, ce qu’on ressent quand on a diaboliquement mal au dos, quand on est obligé de se traîner plié en sept, et quand il paraît beaucoup plus confortable d’accéder au canapé les jambes en l’air, plutôt que… Croyez-vous qu’ils m’ont écouté ? Dès le milieu de la première phrase ils se sont tous esclaffés, comme si j’avais raconté une bonne blague. Pourtant ils pouvaient bien voir que je disais vrai : me mettre debout ou m’asseoir prenait chaque fois la forme d’une opération compliquée d’une demi-heure sous leurs yeux.

Ainsi, désenchanté de l’illusion de la compassion et de la compréhension humaines, je me suis enfermé pour la nuit et j’ai interdit à quiconque de m’approcher.

Et je ne peux dire qu’à la feuille de papier mes expériences de la nuit – cela m’épargnera au moins d’entendre la rigolade de mon lecteur.

Le plus grand problème dans cet état est de se retourner dans son lit. Je m’y suis décidé à minuit et demie, ne supportant plus la position sur le côté gauche où j’étais avant, selon le modèle des poissons plats (par chance j’ai lu ce chapitre cette semaine dans le Brehm), donc c’est sur mon côté gauche que j’ai rampé jusqu’à terre, la tête en bas. Ensuite, toujours contre le mur pour avoir à quoi m’adosser, en ne bougeant que mes côtes (à la manière des serpents) j’ai pu me traîner jusqu’au mur opposé de la chambre. C’était la seule façon : mon sacrum étant crucifié, chaque geste dans une direction opposée à l’axe douloureux faisait l’effet de vouloir arracher de son clou une partie de mon corps cloué sur la croix. Il était environ une heure et quart quand je suis arrivé à atteindre le pied de mon lit – et je pouvais entreprendre d’y grimper, il ne restait plus que la demi-heure pour transférer l’oreiller de l’autre côté : le problème fut résolu, j’étais couché sur le côté droit, sans m’être retourné.

Il est vrai que dix minutes plus tard j’ai constaté que la position couchée sur la droite était encore plus intolérable, et il ne me restait qu’à tout refaire en sens inverse.

Par contre, après la troisième migration le jour a commencé à poindre, et j’ai pu renoncer à mon idée fixe de vouloir dormir.

Il en fut ainsi pendant deux nuits.

Je ne dis pas cela pour me plaindre. Ne vous donnez pas la peine de rire. Je suis seulement factuel. Je suis même prêt à retirer l’affirmation que les gens sont méchants.

Ils ont au contraire été très bons durant ces trois jours.

Dès que je me taisais, les autres se mettaient à parler. Ils me donnaient des conseils.

Mets du froid dessus. Mets du chaud dessus.

Baisse les volets.

Couche-toi au soleil. Penche-toi au-dessus du feu. Mets de la terre dessus.

Badigeonne-le de moutarde. Saupoudre la moutarde de piment fort, de farine de graines de lin.

D’autres ont préconisé une pâte levée aux œufs dans toute la longueur de mon dos, avec dessus une couche de lard, puis du sucre. Après avoir bien préchauffé le four. J’aurais fait une assez bonne pizza si je les avais écoutés.

La dernière scène de tout ce cauchemar qui s’est gravée clairement en moi est que Manci, notre bonne, voulait à tout prix m’allonger sur sa planche et me repasser – pour elle c’était la seule solution valable. Puis tout le reste est devenu confus, je ne sais plus ce qui m’est arrivé.

 

Une chose est sûre : je suis revenu à moi et mon dos s’est redressé.

C’est la tête haute que j’exprime ma gratitude pour toutes les bonnes volontés.

J’ai pris note de leurs conseils. Si, Dieu les en garde, ils se retrouvent un jour dans cette situation, je ne manquerais pas de venir les leur appliquer.

Mais mon opinion est faite sur les douleurs psychiques.

 

Pesti Napló, 3 juillet 1932.

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