Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Petits billets

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Statues

C’est ce qu’on a coutume d’appeler : une véritable idée américaine. Par hasard c’est effectivement un artiste américain qui l’a eue – un sculpteur nommé Borglum[1], à Philadelphie.

Ce jeune homme enthousiaste a soumis une requête à la ville : mettre à sa disposition les montagnes environnantes telles qu’elles sont et lui faire confiance pour la suite ; il érigerait un monument à la mémoire du génie américain, comme le monde n’en a jamais vu. Cela faisait longtemps qu’il observait la ligne brisée de l’horizon avec son idée derrière la tête, et il avait l’impression qu’un des sommets ressemble à Washington, un autre au profil de Benjamin Franklin ; il se sentait capable de rendre la chose visible même pour un rêveur à l’œil moins perçant, si on lui permettait de tailler un peu les montagnes, en soulignant les ressemblances. Il demande donc l’autorisation et quelques milliers d’ouvriers pour réaliser son grand projet. Il joint une esquisse de l’œuvre future – on y voit bien le panorama de la chaîne de montagnes sculpté en des têtes gigantesques : un spectacle plutôt plaisant.

Imaginez : vous vous réveilleriez un matin et vous trouveriez à la place du Mont Gellért le buste réussi d’une des grandeurs d’un passé proche, disons István Bethlen, de la taille du Mont Gellért, avec, sur la tête, la Citadelle retaillée en un chapeau melon gris. À sa droite, à l’endroit où hier se trouvait encore le Mont János, nos yeux découvriraient le fondateur des usines Dreher, levant bien haut dans sa main la Tour panoramique Erzsébet, en guise de bouteille de bière.

Ce sculpteur n’est pas un descendant spirituel de Benvenuto Cellini, c’est certain, mais il pourrait devenir son ancêtre dans l’art futur. C’est un artiste pratique – il n’attend pas que la montagne vienne à lui, il va lui-même à la montagne, mais la montagne ne le remerciera pas de sa visite ! Elle enseignera à son fils talentueux de respecter davantage la nature qu’il ne l’a fait jusqu’alors.

Nous aurions, nous aussi, besoin de ce genre de choses, toutes proportions gardées bien sûr – nous sommes passablement en pénurie de montagnes ces temps-ci[2] ; et notre situation n’est pas brillante non plus en matière de biens et de main-d’œuvre utilisés à des fins artistiques.

En revanche, en ce qui concerne les grands hommes d’un passé récent à pérenniser, peut-être que nous n’avons pas besoin d’une matière première aussi difficile à travailler.

La nature en présente de bien moins chères également.

Je vous les cède pour pas cher.

Qu’on mette à ma disposition un pilote et un habile caricaturiste. Je monterai avec eux le matin jusqu’au voisinage de la stratosphère ; à partir des cumulus qui s’y trouvent je sculpterai en une heure le profil bien réussi des sauveurs de ma patrie. Par temps calme, ils conservent le souvenir de l’immortalité de la matière, au moins aussi longtemps que survivront leurs œuvres !

 

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Nous sommes quand même des seigneurs !

Transfert de devises, ou devises de moratoire, ou de quelque façon que l’on appelle la chose qui rend les voyages à l’étranger un peu plus compliqués ces temps-ci – moi je ne connais rien à ces machins économiques, j’entends simplement dire qu’il n’est plus aussi simple qu’avant d’aller en Abbazia[3], à Nice, à Sorrento, dans la vallée d’Engadin ou dans la grotte bleue de Corfou, on ne peut plus acheter suffisamment de devises étrangères, zut alors, zut alors, zut alors, c’est rudement désagréable, cela doit sûrement avoir, comme toute autre mesure étatique, son importance majeure, mais il nous est tout de même permis de pousser des soupirs, hum, hum, c’est désagréable, encore ce matin, alors que je rencontre mon beau-frère, un bon ami, ici chez les voisins, ou au parc, je lui dis, écoute mon vieux, je luis dis, pourquoi t’embêtes-tu ici avec ton arrosage, ce n’est rien, ami, il répond, pas plus tard qu’hier j’ai vu au cinéma ce film sur les plages, et puisque je ne peux pas m’offrir des vacances sur la Côte d’Azur, j’ai comme une petite envie de sport et de baignade, ça me donne aussi envie d’arroser un peu ici, et aussi balayer un peu la rue, et toi, je luis dis, pourquoi ne vas-tu pas à Palm-Beach, ou à l’Olympiade, comment je pourrais y aller, il me répond, alors qu’on ne peut pas acheter des devises, pourtant Dieu voit mon âme, j’y irais bien volontiers, quand j’étais étudiant, j’ai gagné tous les championnats universitaires, mais que faire – pour sûr, pour sûr, je lui dis, je suis comme toi, je me trouverais bien à Taormina où rougissent les oranges, mais tu vois je n’obtiens pas de devises, je peux croupir à Budapest où un mec des classes moyennes ne sait plus dans son ennui vers quoi se tourner – moi par exemple je scribouille n’importe quoi pour tuer le temps, au lieu de voyager dans le monde, collecter des impressions et des expériences, pour pouvoir plus tard, la tête mûre, donner des conseils aux jeunes qui sortent de l’adolescence – tu vois, tu vois, il dit, c’est pareil pour moi, moi j’arrose l’herbe et je balaie le sable, pour m’amuser un peu – mais jusqu’à quand je pourrai faire même ça ? on ne m’a embauché que pour une semaine… je lui dis, toi au moins, tu fais quelque chose d’utile, merde alors, il dit, un autre pourrait bien le faire à ma place, mais ma femme me tanne, parce que, tu vois, à cause de cette histoire de devises elle ne peut pas partir à Palm-Beach non plus, elle s’ennuie, elle invente toutes sortes de loisirs sur place, comme par exemple déjeuner, ou mettre des chaussures la journée, elle gâche aussi les enfants, ils veulent aussi jouer à ces jeux de société comme déjeuner ou porter des bas, pour sûr, pour sûr, je dis, c’est pareil chez nous, tu vois, mais quand même, le gouvernement a aussi raison, on entend souvent que trop de voyages nuit au caractère, à la fin on risque de devenir un danseur comique ou une star de cinéma, alors il vaut mieux rester chez nous dans l’honneur – si nos supérieurs ne nous traitaient pas avec autant de sévérité, qui sait ce que nous serions devenus, comme le disait naguère madame Pipi.

 

Pesti Napló, 7 juillet 1932.

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[1] Gutzon Borglum (1867-1941). Sculpteur du Mont Rushmore (1927-1941).

[2] Allusion à la perte des chaînes des montagnes des Carpates et des Tatras depuis le Traité de Trianon en 1920.

[3] Région de Fiume (Opatija en croate) sur l’Adriatique.