Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le grand œuvre
Le vieux Silberer,
héros de cette légende, était un personnage
intéressant des années 1860. En tant que brillant rejeton
d’une famille juive extrêmement riche, il a roulé sa bosse
pendant sa jeunesse dans les meilleurs milieux : il a même
été reçu à la cour. Grâce à son savoir
et ses connaissances étendues il est devenu membre d’une
quantité de sociétés savantes. Il a parcouru le monde, il
a écrit des études passionnantes, notamment en matière
d’ethnographie, il n’avait que trente ans quand
l’Académie l’a élu parmi ses membres honorifiques, et
à compter de ce jour le monde entier et toutes les opportunités
de la réussite s’ouvrirent devant cet homme jouissant d’une
telle notoriété.
Mais lui a renoncé à tout
cela et a soudainement disparu des yeux du monde.
Il est mort à l’âge de
soixante-dix-sept ans.
Il avait passé une quarantaine
d’années dans une retraite totale entre les murs de son
château en province : il n’en est guère sorti, il
n’a plus fait parler de lui. Son entourage immédiat, un domestique
et un bibliothécaire, ne révélaient que le peu
qu’ils pouvaient savoir : le vieux monsieur travaille à une
sorte de grand œuvre dans son bureau bibliothèque gigantesque quasi
hermétiquement fermé – mais sur ce qu’était ce
grand œuvre, de quoi il parlait, jamais personne ne put le savoir du
vivant de l’auteur. Même les curieux ne purent apercevoir que sa
chevelure chenue jadis d’un roux flamboyant déambulant
derrière les grilles du parc – manifestement c’est
"l’œuvre" qui le préoccupait dans ces
moments-là ; après une promenade d’une demi-heure il
se pressait pour se retirer.
À l’époque de son
décès les gens l’avaient tout à fait oublié.
Les journaux exécutèrent en quelques maigres lignes ce savant
autrefois célèbre et populaire.
Par contre son testament fut une surprise.
À défaut de famille (il ne
s’était jamais marié) toute sa fortune alla à deux
cousins. Cette disposition généreuse n’était
assortie que d’une seule instruction : les deux cousins
« doivent préserver pieusement son souvenir et doivent
s’efforcer d’achever le grand œuvre, à la
création duquel il avait consacré la seconde, la majeure partie
de sa vie ».
Les deux frères apparurent donc au
château afin d’en prendre possession.
Ayant demandé l’emplacement de
l’œuvre, le vieux bibliothécaire rechercha une clé et
ouvrit la bibliothèque.
Le mur était recouvert
d’énormes livres, tous pareils, reliés de carton noir. Au
moins cinq cents.
Ils en descendirent un au hasard.
Du début jusqu’à la
fin, un millier de pages écrites avec les mêmes petites lettres
serrées : des lignes extrêmement denses, recto verso sur
chaque feuille. On avait du mal à y déchiffrer des mots, ils ne
comprirent rien, ils renoncèrent. Le bibliothécaire eut
l’idée qu’on devrait chercher le premier volume : on y
trouverait certainement le titre et la destination de l’ouvrage.
Cela leur prit une demi-journée de
retrouver ce premier volume, parce que les tomes n’étaient pas
numérotés, pas plus que les pages.
Mais ils le trouvèrent.
Un titre y figurait bien aussi.
Le titre du grand œuvre
était :
« Was Juden im Stande sind!!... »
« Ce dont les Juifs sont
capables!!... »
Pesti
Napló, 24 juillet 1932.