Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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« Autour de notre jardin… »[1]

Lettre du village

Je pourrais aussi commencer dans le style des "Lettres de Rodostó"[2] de mon confrère Mikes : « Ma chère Tante ». Jadis, il y a cinq cents ans, plus précisément en mille neuf cent quatorze, je n’aurais pas osé une lettre de voyage depuis un petit village du bord du Danube, une lettre adressée à Ma Tante Grand Public. C’était le temps où les grandes distances devenaient au goût du jour, en deçà du fantastique des nouvelles et des romans postés depuis la Lune ou de Mars, tout au plus le Pôle Nord ou le désert australien pouvaient passer pour romantiques : de moins loin on préférait simplement téléphoner si l’on avait quelque chose à dire. Depuis ce temps un étrange double changement s’est produit dans le monde. Ces deux tendances sont si opposées et si paradoxales que la plupart des observateurs, encore de nos jours, n’ont pas compris de quoi il retourne, ça leur donne le vertige et ils se mettent à trépigner, pourtant la chose est simple. L’esprit du temps a reçu deux impulsions simultanées, l’une qui le pousse en avant et l’autre en arrière. Il en résulte un couple de rotation, cela ressemble au charmant manège des foires, au carrousel du Bois de la Ville : la chevauchée est très amusante, mais bien sûr elle ne mène pas loin. D’une part, les utopies techniques se sont réalisées : les bottes de sept lieues, le cheval va-où-je-veux et le bonnet invisible ; on a eu l’avion et la radio et la vitesse de cinq cent à l’heure et ce que vous voudrez ; l’Imagination Humaine file à une allure écervelée vers l’Avenir. D’autre part, le Sentiment, cette volonté tâtonnant à l’aveugle vers le Bonheur inconnu s’est cabrée, s’est entêtée et a fait demi-tour, sans s’en rendre compte, comme le Juif de Mád[3], et elle a parcouru depuis un bon bout de chemin en arrière : on ne peut pas encore savoir où il comprendra, dans quel siècle du Passé, qu’il lui est arrivé une petite avanie. La situation actuelle fait que tout ce que notre brillante civilisation a rendu possible dans la réalité, notre culture et notre psychisme étranges l’ont rendu inatteignable et inutilisable ; l’esprit-de-vin à peine inventé il a fallu le dénaturer, car les transporteurs s’en régalaient. Désormais on a des dirigeables et des trains fusée, en principe le globe terrestre s’est transformé en un unique local confortable, mais dans ce local plus personne ne peut bouger, chaque membre de la société soupçonneuse et querelleuse est enchaîné dans un coin, et chacun menace et terrorise les autres de ses yeux sanguinaires. À la place des murs véritables démolis on a construit des murs bien plus épais et plus durs faits de lois et d’interdictions. Jamais encore le peuple du Globe terrestre n’était aussi près de pouvoir s’unir en un unique état mondial, et jamais encore, psychiquement, il n’en a été aussi éloigné, pas même à l’époque des États tribaux préhistoriques. Et les Écritures avaient raison : le corps est prêt, mais l’âme est sans force ; or l’un est impuissant sans l’autre, que dire alors quand ils s’opposent l’un à l’autre comme dans ce siècle le plus étrange de l’histoire, sur ce moulin à vent actionné par les diables, des rayons duquel le destin de l’Europe peut soit s’envoler vers les étoiles, soit sombrer dans la boue, s’étaler et se fracasser au sol, comme l’annoncent les Jérémie modernes.

 

C’est ainsi que, dans le dédale des murs des devises, des murs politiques, des murs économiques et des murs sociaux, j’ai dû me réjouir d’arriver aussi loin, en fuyant la canicule : à une heure de Budapest. À une distance dont dans le pire des cas on peut revenir même à pied. Car le train est une belle invention, mais comment savoir quand est pris un décret sur les trains, une interdiction sur les trains, une grève, une disposition, une mesure, une loi, une élection, un projet de constitution, la victoire d’un parti, une majorité absolue, une minorité dictatoriale, une renaissance de l’amour-propre national, une rétorsion contre l’amour-propre d’une classe, une encyclique papale, une règlementation citoyenne ou n’importe quoi dont il s’avère que les personnes à cheveux bruns et aux yeux bleus, ainsi que celles dont le nom commence par la lettre L, à partir du lendemain n’auront plus le droit de monter dans les trains, et même à pied pour se déplacer, ils seront tenus de sauter à cloche-pied. Cela fait à peine un an que j’ai philosophé avec supériorité et mépris sur le manque de pertinence et d’actualité des jeux olympiques modernes. Aujourd’hui je réfléchirais deux fois avant de décider qui a raison du point de vue du proche avenir : est-ce Opel qui fabrique des fusées pour la Lune, ou est-ce Bárány[4] qui aimerait améliorer de quelques secondes son record sur cent yards ? Apparemment le brave garçon boucher qui a couru à pied en trente-et-une heures de Vienne à Budapest et que l’on n’a célébré qu’à-demi et en plaisantant (or, à mon avis, par sa performance il a mis dans sa poche tout ce jeu de société de Los Angeles[5]), doit être très vite élevé au rang de héros de notre temps, dans ces jours de conflit international, de guerre des douanes ou de désordre "transitoire" des transports, car de bons petits muscles de mollets de trente mille ans et des plantes de pieds endurcies vaudront mieux que le rêve et la foi de Thomas Alva Edison.

 

C’est pourquoi Pufi Huszár[6] est un homme intelligent (c’est aussi son avis). Je lui ai rendu visite hier sur la colline dans son château princier qu’il a acheté pour deux fois rien et que pour beaucoup d’argent il a transformé en un véritable paradis. Écoute, explique Pufi en slip de bain depuis sa gloriette, tu as récemment écrit un croquis sous le titre de Désescalade où tu affirmes que le mieux serait de découvrir à l’envers les grandes découvertes techniques. Tu ne sais pas à quel point tu avais raison. Moi par exemple, pour ces dix-sept arpents je n’ai pas de voiture, ce ne serait pas rentable : j’ai deux lipizzans pour m’emmener à la gare où, si j’ai parfois à faire à Pest, je monte pour deux vingt en troisième classe. Encore deux ans et ce petit domaine me fera vivre, et je ne bougerai plus d’ici – je retournerai aux activités ancestrales : la pêche et la chasse. À la rigueur un film parlant pas an : uniquement en version hongroise, pour usage personnel.

Oui. L’ange ailé n’est pas la forme unique pour imaginer un übermensch. Il ressemblera peut-être davantage à un arbre corpulent, majestueux à qui ne viendrait pas l’idée de bouger de sa place.

 

Nous faisions cette après-midi du bateau dans le coude du Danube à Visegrád : il rappelle la région des lacs suisses. Divine comédie de la Nature – ai-je pu t’oublier ? Je suis reconnaissant à la misère qui m’a contraint à retourner dans ton jardin ! Oh combien de fois, loin de toi, me suis-je laissé emporter par des rêves extravagants… J’ai pu fredonner de vieilles chansons, le ruissellement tiède des vagues bourdonnait l’accompagnement.

Puis nous nous sommes laissés "dériver" vers l’aval, peut-être deux kilomètres dans le Danube – une grande distance si tu dois la vaincre à la force des bras et des jambes, nu, comme tu es né !

 

Tu n’as qu’à préserver le Grand Rêve pour plus tard : c’est le soir, les étoiles attendent et se taisent, elles ont le temps.

 

Pesti Napló, 14 août 1932.

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[1] En français dans le texte.

[2] Rodosto, ville de Turquie, aujourd’hui Tekirgad sur la Mer de Marmara. Kelemen Mikes (1690-1761), ordonnance et épistolier du prince François II Rákóczi, qui l’a accompagné en exil en France et en Turquie.

[3] La communauté juive du village de Mád, jadis prospère, est entrée en décadence au début du XIXe siècle.

[4] István Bárány (1907-1995). Nageur hongrois, médaille d’argent aux J.O. de 1932 à Los Angeles.

[5] Olympiades de 1932.

[6] Pufi Huszár (1884-1942/1943). Acteur comique. Connu aussi pour son obésité.