Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

Élisabeth À budapest

 (Chant récité sous forme de drame avec une expression béate)

 

La scène se passe dans la crypte de Westminster, avec les cercueils en bronze de la véritable Elisabeth 1ère d’Angleterre

et du véritable comte d’Essex, à minuit, heure des fantômes.

Elisabeth (soulève le couvercle de son cercueil, s’assoit, bâille) : Hé, Essy… Quelle charogne paresseuse, il ne se réveille jamais à temps…

Voix d’Essex (depuis son cercueil) : Mais si, je suis réveillé, mais je ne trouve pas mon crâne.

Elisabeth (se regarde dans un petit miroir, enlève des toiles d’araignées de ses yeux, maquille ses deux mâchoires d’un peu de rouge) : Il a dû encore rouler à tes pieds, pourquoi es-tu si désordonné ?

Voix d’Essex : ça y est, je l’ai… (Il soulève le couvercle, s’assoit, esquisse une révérence.) Je vous baise la main, Lizy, comment allez-vous ?

Elisabeth (sévèrement) : Tu as posé ta tête à l’envers.

Essex : Oh pardon… (Il la remet dans le bon sens. Boudeur, sur un ton de reproches.) Vous êtes bien sévère, Madame Lizy… ce n’est pas de ma faute si… si elle n’est pas bien fixée à mes vertèbres comme aux autres fantômes normaux…

Elisabeth : Ne recommence pas avec tes reproches, tu as toutes les raisons d’être satisfait. Où sont Bacon et Cécil ?

Essex : C’est leur jour de sortie, ils sont allés en ville, au cinéma.

Elisabeth : C’est dommage, j’avais envie de faire un bridge. Demain je prendrai aussi ma journée, tu pourrais m’accompagner. Joue-t-on une bonne pièce quelque part ?

Essex : Je n’ai pas encore consulté les journaux ce matin.

Elisabeth : Ils sont là, le gardien les a laissés, passe-les-moi.

Essex : Pardon, retourne-toi une minute. (Il saute du cercueil, va chercher les journaux et regagne son cercueil.)

Elisabeth (ironiquement) : Regardez-moi ce pudique ! (Elle feuillette les journaux.) Ils n’ont toujours pas retrouvé le bébé Lindbergh. De mon temps des choses pareilles ne pouvaient pas se produire.

Essex (ironiquement) : L’enfant Stuart, par exemple, la France l’a tout de suite récupéré.

Elisabeth (fâchée) : Ne sois pas insolent, Essy. Le cas était différent. C’était une affaire politique et je ne la blâme pas. (Soupçonneusement.) Elle te plaisait peut-être ?

Essex (innocemment) : Chère Lizy, tu oublies que lorsque tu avais cette affaire Stuart, je n’étais plus de ce monde, étant donné qu’en conséquence de l’ordre que tu as donné dans ta grande sagesse j’avais été… comment dirai-je… raccourci…

Elisabeth : Eh bien alors, n’interviens pas dans des choses que tu ignores. J’ai été extrêmement correcte dans l’affaire Stuart, tu n’as qu’à lire Macaulay.

Essex (avec dédain) : L’histoire officielle !

Elisabeth : Quoi ? Histoire officielle ? Insolent ! Même la poésie m’a donné raison… Chien, tu ne te souviens pas que l’autre jour, au milieu du siècle précédent, une nuit je t’ai emmené au théâtre, on jouait "Stuart" de ce Schiller, même là-dedans il est clair que j’ai agi sous la contrainte.

Essex : ça ne t’a pas trop coûté.

Elisabeth (regarde les journaux, victorieusement) : Tiens, là, quand on parle du loup ! Encore une occasion pour moi de faire mes preuves ! Encore une pièce sur moi. D’un autre allemand, d’un certain Bruckner[1] – ils disent : « Élisabeth d’Angleterre » est un grand succès ! (Elle applaudit.) C’est magnifique, nous irons la voir demain, Essy ! Où la joue-t-on ?

Essex (avec flegme) : Regarde la dernière page, tu dois avoir les programmes détaillés.

Elisabeth (cherche, désappointée) : Ce n’est plus à l’affiche.

Essex (feuillette un autre journal) : En Allemagne… Mais il passe justement à Pest, à la Gaîté.

Elisabeth : À la Gaîté ?... C’est bon, c’est là qu’ils ont joué aussi cette chose charmante qui nous a tant fait rire… Cherche un peu ce qu’ils en disent.

Essex (lit, puis) : La Gombaszegi est toujours bonne.

Elisabeth : Et l’intrigue, c’est comment ?

Essex : J’ai du mal à m’y retrouver. Il y a plein de scènes tournantes. L’action se joue tantôt ici, tantôt là, ou les deux à la fois.

Elisabeth : À deux endroits à la fois ? Comment ça se peut ?

Essex : Tiens… c’est intéressant… il y a un extrait ici… ça raconte que je fomente un complot contre toi et Jenő Törzs, c’est-à-dire Bacon, te monte contre moi…

Elisabeth (victorieusement) : Tu vois ! J’ai toujours dit que c’est à moi qu’on donne raison partout ! Je ne pouvais pas faire autrement, pour défendre mon honneur de femme et pour sauver la patrie, j’étais obligée d’approuver la sentence ! C’est magnifique… Ce doit être une pièce intéressante et excellente… Qu’est-ce qu’ils disent ? C’est un succès ?

Essex : ça marche plutôt bien…

Elisabeth (enthousiaste) : On ne va pas manquer ça, Essy

Essex (se fait prier) : Ce n’est pas si urgent… Une ânerie de plus… avec leur histoire de complot… il n’y a pas un mot de vrai.

Elisabeth : Elle est sûrement très bien écrite… Je l’aime avant de l’avoir vue… Imagine, une vierge pudique qui n’a aimé qu’un seul homme dans sa vie, quand celui-ci a vilement abusé de sa confiance, imagine la lutte à laquelle se livrent entre eux un cœur amoureux et la sagesse royale, pendant que la reine, soucieuse du destin de la patrie sacrifie ses sentiments et aussi l’homme qui a le plus compté pour elle en ce monde… Une pièce splendide… Nous irons absolument la voir…

Essex (hurle).

Elisabeth (inquiète) : Qu’y a-t-il ?

Essex : Le monstre…

Elisabeth : Tu as perdu la raison ?

Essex (se saisit la tête de ses deux mains) : Évidemment ! Comment n’y ai-je pas pensé !... Donc c’est à cause de ce minable que j’ai dû finir ainsi !

Elisabeth : De quel minable parles-tu ?

Essex : Tiens, lis… voici une deuxième grande scène… Si Élisabeth signe la sentence de mort, c’est parce qu’entre-temps elle a compris qu’en réalité toute sa vie elle a aimé celui qu’elle prenait pour son pire ennemi, et qui lui-même croyait ressentir de la haine pour elle !

Elisabeth : De qui parles-tu ?

Essex : De qui ? Tu aimerais bien le savoir, hein ?

Elisabeth : Je suis tout ouïe.

Essex : Il s’agit de Philippe…C’est du joli… Tu l’aimais donc, Philippe, ce vieil hypocrite…

Elisabeth : Qui t’as dit cela ?

Essex : ça figure là, au programme, dans un résumé de la pièce, noir sur blanc, black on white. Donc tu ne m’aimais pas et quand même tu m’as fait couper la tête ! C’est du joli ! Tu as préféré ce vieil âne à mon Essexpeal, pardon Sex appeal, qui ne te faisait ni chaud ni froid.

Elisabeth : Essy, tu es de méchante humeur… Tu m’ennuies, mon chéri…

Essex (furieux) : On verra… D’accord, on ira voir la pièce…

Elisabeth (hausse les épaules) : Cette ineptie dans laquelle il apparaît que je n’ai pas aimé celui que j’ai fait décapiter, mais celui que j’ai détesté et que j’ai craint… Ce n’est pas une pièce historique, c’est une lubie freudienne… Merci, je n’ai pas d’autre question et je n’ai plus envie de la voir.

Essex : Alors nous ne saurons jamais ce qu’il y a dedans.

Elisabeth : Mais si. Nous lirons ce que Karinthy en dira dans Színházi Élet.

 

Színházi Élet, 1932. n°14.

Article suivant paru dans Színházi Élet



[1] Ferdinand Bruckner (1891-1958). Auteur dramatique allemand. Son Elisabeth d’Angleterre date de 1930.