Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
Le sauteur
n acrobate m’a raconté cette histoire, je vous
la rapporte sans commentaire.
Cet acrobate (il était venu à
Pest pour se produire) sautait du sommet d’une mince barre d’acier
haute de quarante-quatre mètres, autrement dit de la hauteur de plus de
huit étages, dans un tonneau rempli d’eau.
Il se produisait une seule fois par jour,
à vingt heures tapantes, à l’heure du commencement des
représentations théâtrales.
Le droit d’entrée était
de cinquante fillérs.
Ceux en compagnie desquels nous avons vu ce
spectacle à donner froid dans le dos, lui trouvaient une explication
normale, telle qu’on l’imagine au premier instant. Il avait
dû être marin, c’est là qu’on apprend ce genre
de saut dans la profondeur. Il avait dû s’y habituer à la
perfection, et manifestement il l’exécutait avec autant
d’indifférence que nous quand nous descendons du trottoir. Tout
est une question de conditionnement. Il est tout aussi certain qu’il
avait dû augmenter la hauteur pas à pas, peut-être
centimètre par centimètre, au cours des entraînements,
jusqu’à atteindre ce résultat. Il en était
arrivé à une limite : d’un centimètre de plus
il ne pouvait plus sauter, l’accélération gravitationnelle
est si élevée qu’un organisme humain n’aurait pas pu
supporter davantage.
N’étant pas satisfait de ce
genre de discours, je me suis présenté à l’artiste
de ce saut. Et en cours de conversation, à un moment propice, je lui ai
posé cette question banale : que ressent-il au moment de s’arrêter
à l’extrémité supérieure vertigineuse, inhospitalière,
de la barre d’acier, une seconde avant le saut ?
La réponse, cette fois, ne fut pas
aussi banale que la question.
Il a hésité un peu, puis
brusquement s’est tourné vers moi.
- Que ressentiriez-vous ?
- Moi ? Une horreur mortelle, une
impossibilité. Je sentirais que ce saut est parfaitement équivalent à la mort.
- Alors comprenez-le et
croyez-moi : je ressens très exactement la même chose moi
aussi, chaque jour, jour après jour. Aucune habitude n’est un
remède à cela. Chaque jour, sans exception, je ressens
là-haut que je suis un homme aussi ordinaire que n’importe qui
d’autre, et que sauter de là-haut est impossible, c’est de
la folie : aucune pensée, aucune intention et aucun désir ne
peuvent être plus éloignés de moi, que de me décider
à sauter.
- Mais alors…
- Il n’y a pas de mais alors… il y a un et… Je regarde en bas. Le public
regarde bouche bée vers le haut. Il est persuadé que je sauterai.
Ils ont payé l’entrée. Naïfs, ils m’attendent
avec foi, frissons et chahut, comme les enfants qui croient en une
volonté plus forte et plus extraordinaire que la leur : la force du
père. On n’a pas le
droit de les décevoir. La compassion
que je ressens à l’égard de ces enfants est plus forte que
celle que je ressens pour moi. Je ferme les yeux, je pousse un cri et je me
lance.
C’est ce que m’a dit
l’acrobate.
Et ce que dit tout artiste quand il prend
un engagement.
Pesti
Napló, 8 septembre 1932.