Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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hormones

Nouvelle science, vieille philosophie

6-Hormones ll n’y a pas de jour que la rubrique "scientifique" d’un grand journal anglais ou américain ne fasse éclater au monde une dernière nouvelle à sensation : un laboratoire a encore découvert une hormone. L’opinion publique inculte (quelle opinion publique n’est pas inculte ?) ne confond plus une Mormone avec une hormone – de la première d’aucuns se doutent bien que c’est une adepte d’une religion polyandre américaine, tandis que de la dernière, tout le monde sait que c’est un nouveau Magistère, rayon d’espoir de l’alchimie de notre temps, l’élixir de longue vie, la pierre de touche de la jeunesse éternelle, la prolongation de la vie humaine. Elle joue à peu près le même rôle qu’a joué au milieu du siècle dernier la mode enfiévrée des champignons et des bactéries, et si la tentative de percée des chasseurs d’hormones se termine par un succès aussi grand que les aventures des chasseurs de bactéries, nous pourrons tous être satisfaits, les profanes tout comme les savants. Car quelle que soit l’opinion de la nouvelle conception à propos des fondements théoriques des anciens succès, il est certain que Pasteur et Ehrlich[1] ainsi que Bruce décédé ces jours-ci ont tout de même épargné une armée de maladies à une partie considérable de l’humanité condamnée à une mort contre-nature. Le fait qu’aujourd’hui nous nous hasardions à faire appel contre la mort naturelle, ou au moins exiger un délai pour l’exécution de la sentence, nous le leur devons pour une grande part à eux et quelque chose d’autre, mais qui…

Mais qui n’appartient plus à la science, et qui, dans le domaine de la philosophie, si on l’examine de plus près, recèle une grande déception et une rechute par rapport aux résultats orgueilleux et résolus, tout à fait enivrants, du siècle dernier dont l’observation de la nature a déjà presque fait une nouvelle religion, autour d’une nouvelle divinité, la foi dans l’Omnipuissance de la Vie.

Nous avions une foi immense dans la force merveilleuse de la vie. La thèse de l’Évolution créatrice, l’enseignement de Bergson et de Lamarck faisaient miroiter des possibilités illimitées au rôle du Phénomène vital devenu conscient au sens humain, éveillé à sa propre importance, dans la comédie cosmique des forces et des matières. Nous savions que les prétendues forces et matières inertes dépassent incommensurablement, en quantité et en effet, cette chose gélatineuse munie d’une extrêmement rare et d’une extrêmement faible résistance, chose à laquelle appartient aussi l’homme, mais on était prêt à croire que cette impulsion mystérieuse, dissimulée dans la gelée et différente de toute autre force réussirait à assujettir les autres gouverneurs de l’univers gigantesques mais sans forme : la gravitation,  l’attraction des masses, l’électricité. Et alors nous serions les maîtres du monde, c’est nous qui donnerions un nouvel élan au mécanisme des planètes, nous serions les créateurs d’une nouvelle genèse, des dieux vivants et tangibles.

On a l’impression que cet enthousiasme a quelque peu faibli. Dans son très intéressant Mathusalem, cette authentique légende faustienne anglaise, Bernard Shaw passe en revue l’histoire centenaire de l’idée que nous nous faisons de la vie ; il en vient à la conclusion que, dans la théorie de la valeur, ayant échappé aux labyrinthes de la métaphysique, force vitale ici, libre arbitre là-bas, pour l’instant la situation est telle que nous n’irions pas loin avec notre volonté, même si d’aventure elle se libérait effectivement des lois de la Mécanique, tout simplement parce que l’incarnation de la Force Vitale Intellectuelle et Créatrice, l’Individu, serait incapable de comprendre ne serait-ce qu’un cinquième de ses tâches et de ses programmes de cognition pendant sa durée de vie de soixante-dix ou quatre-vingts années. Pour qu’une sorte d’übermensch veuille bien engager la discussion avec lui, il devrait vivre au moins trois cents ans en parfait état intellectuel et physique. À des nourrissons, comme les Sages et les Prophètes octogénaires d’aujourd’hui, on ne peut certainement pas confier la direction des phénomènes universels de la vie pas même celle d’une société relativement primitive, comme une fourmilière ou une ruche.

Qu’adviennent donc les hormones pour prolonger vie et jouvence, nous verrons plus tard s’il est possible d’utiliser la vie à autre chose qu’à la vivre – si le contenu et le but valent le cadre dans lequel ils ont été placés, comme la mèche de la bougie dans la cire. Cette époque qui n’a ni religion ni philosophie, pour se remplacer ou se substituer l’une à l’autre, ce n’est pas par hasard qu’elle a fait de l’hormone son grigri, son fétiche, ce crédit et cette illusion à court terme, mais au moins tenable, réalisable. La religion promettait une vie éternelle dans l’au-delà, la sagesse promettait une consolation, un accommodement à la brièveté de la vie – nous sommes prêts à échanger les deux, les déposer au Mont-De-Piété diabolique de la Science contre une prolongation de trente ou quarante années de la "durée" ordinaire, et nous n’inscrivons même pas dans les charges la jeunesse psychique, nous nous contentons d’une jeunesse corporelle, chargée de ses misères et de ses chagrins.

Une drôle de contradiction : c’est depuis que nous perdons nos illusions sur la vie en général, que nous lui attribuons une si grande valeur. Car en ce qui concerne la poésie et la philosophie, cette désillusion est manifeste. Plus personne ne croit en l’omnipuissance de la volonté qui déplace les montagnes. C’est avec le regard méprisant et sournois des sceptiques et des cyniques que l’Europe revisite les catégories de Platon et d’Aristote, et elle hausse les épaules avec indifférence – que pouvez-vous vouloir avec ces mots monstrueux, ces grandes contradictions, comme : Matière et Force, Esprit et Corps, Forme et Substance, Mort ou Vivant ? Ce que vous appelez vivant, n’est que petits gigotements insignifiants passagers, à peine visibles, frémissements presque imperceptibles dans le corps de la Masse éternelle impérissable et immortelle – une petite démangeaison sur l’épiderme de quelque astre malade, personne hors lui-même n’en sait rien et n’en saura rien quand ce sera passé. Car la Loi de la Nature s’est-elle jamais adaptée à la vie comme la loi de la vie à la Nature – une pierre en train de tomber s’est-elle jamais arrêtée pour laisser traverser dessous un misérable être vivant, comme l’être vivant s’arrête ou freine pour laisser le passage à une pierre qui tombe, à la foudre qui frappe ?

Les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel – mais les montagnes le font. Et le firmament est chargé de pierres et d’astres et non de fantômes des vivants. Viens donc, hormone rédemptrice, non pour répondre à l’espérance, seulement pour prolonger cette illusion élimée que ce monde bâti de pierres mortes a besoin de nous.

 

Pesti Napló, 17 janvier 1932.

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[1] Paul Ehrlich (1854-1915). Biologiste allemand, prix Nobel de médecine en 1908. David Bruce (1855-1931). Microbiologiste écossais.