Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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morale, goÛt, pudeur… et encore quelque chose

qui pour le moment n’est pas d’actualité

 

Les mots cognent à nos oreilles, ils cognent et ils craquent sourdement, comme une cuiller en bois sur une planche mal rabotée… Goût, morale, pudeur, destruction, construction, "pure veine littéraire", "vulgarité ordinaire", droit de l’écrivain, devoir de l’écrivain et ce que vous voudrez… La police interdit la pièce de Bruckner, Le Mal de la Jeunesse, le Pen Club allemand proteste (le hongrois non ?), les avis sont partagés, un journal approuve, l’autre réprouve.

De quoi s’agit-il en réalité ? Tu le sais très bien dans ton for intérieur, et tu as l’impression que les autres le savent aussi, seulement ils n’osent pas le dire ouvertement, ils craignent de rester seuls, d’être incompris. Nous sommes mal à l’aise face à ces "affaires de sexe", pour ne pas utiliser une expression plus laide. Nous admettons sans discussion l’accord tacite que dans les questions sexuelles les gens moraux et convenables interviennent "avec objectivité", c’est-à-dire de façon impersonnelle, tandis que ceux qui osent émettre un avis en se rapportant à leur vécu physique et psychique personnel, sont immoraux et condamnables, ce sont des cochons. Cet accord n’admet pas de contrevenant : l’expert individuel du psychisme, le poète, se fait aussi bien taper sur les lèvres s’il se rapporte à son expérience, tel l’expert du corps, exprimons-nous finement, de concert avec Bruckner : l’étudiante en médecine. Tous les autres peuvent y mettre impunément leur grain de sel : le policier, le savant, l’homme politique, l’économiste – ceux-là sont au-dessus de tout soupçon, tout le monde les croit ou fait semblant de croire qu’ils n’y entendent rien.

C’est peut-être mieux comme ça. Le poète qui vit et qui observe le carnaval de la vie, se forge lentement le soupçon angoissant et désagréable que là où on se croit le plus individuel, le plus particulier, un être fabuleux et solitaire, qui ne peut être compris ici-bas que par un seul autre corps et une seule âme, cet autre qui lui ressemble, qu’il cherche tout au long de sa vie… C’est dans ce domaine pourtant, dans le paysage féerique de l’amour, que nous nous comportons de la façon la plus uniforme, la plus banale, c’est là que nous nous ressemblons tous ridiculement le plus. Dieu nous garde de ce qu’un jour l’un des deux experts rapporte sans réserve ce qui s’est passé dans ce palais… Cette comédie divine en perdrait toute sa magie, or (et apparemment c’est le point clé) apparemment nous y sommes plus volontiers acteurs que spectateurs (je demande pardon aux respectables exceptions).

Ce n’est pas la morale le problème, mesdames et messieurs, et ce n’est pas la pudeur non plus. J’ai déjà écrit à propos de la pièce de Bruckner que je vois son unique défaut dans cette impitoyable approche bien-pensante qui lui fait éviscérer tout charme et toute beauté dans le contenu intérieur de l’amour bohème – par rapport à lui Murger et Puccini, en matière de morale, ne sont que des jouisseurs débauchés. Mais j’ai à portée de la main un autre ouvrage, un roman, la tentative "vériste" et fréquemment évoquée en secret, L’amant de Lady Chatterley de l’écrivain anglais Lawrence, ce livre "pornographique" mis à l’index dans de nombreux pays. En effet, l’auteur développe très plaisamment dans sa préface qu’il a rejeté les menottes séculaires des faux pudiques et des hypocrites stupides et insensés qui ont osé entraver l’écrivain dans l’exercice de son droit et de son devoir les plus personnels de représenter la vie sans que rien n’y manque. Sans que rien n’y manque – c’est essentiel, ni au détriment du corps ni au détriment de l’esprit, donc sans voiles, or il convient de constater que de ce point de vue l’œuvre est honnête : il élabore aussi soigneusement et précisément les crises psychiques qu’il décrit fidèlement les coïts physiques. Et parce qu’il se prétend de bonne foi, il ne se soucie guère de violer la cause reconnue de toute barrière morale, la protection de la jeunesse contre la débauche : dans sa préface il recommande son livre aux jeunes filles de dix-sept ans des bonnes familles, pour qu’elles y apprennent santé, courage, ouverture d’esprit.

Eh bien non.

Moi je me refuserais de donner ce livre à ces adolescentes. Mais pour des raisons opposées à celles de la brigade officielle des mœurs. Non par crainte de les inciter à la "débauche", de leur suggérer la luxure, de les plonger dans le stupre – mais au contraire, par crainte de gâcher en elles le bel appétit naturel, utile et fécond de la vie qui (par la nature particulière de ce genre d’appétit) ne peut être stimulé que par deux choses : la vie elle-même et sa représentation poétique. Comprenons-nous bien : poétique, par conséquent ni littéraire, ni objective, ni scientifique, ni réaliste, ni matérialiste.

Ce point recèle un paradoxe. J’en suis conscient. Il n’est pas enserré dans ma logique, mais dans la réalité. C’est pourquoi il est impossible de le résoudre par une logique adaptée.

Je ne leur donnerais pas le livre, non parce qu’il y a trop d’érotisme dedans, mais parce qu’il y en a trop peu. Car il illustre seulement la vie, ce qui s’y passe – or ce qui se passe dans ce domaine est effectivement repoussant, pour la seule raison que j’ai mentionnée plus haut : cela se passe avec d’autres et non avec moi, ce n’est pas moi qui le sens, pas moi qui le vis, ce n’est pas moi qui l’expérimente en un unique exemplaire (dans le moi) de la beauté et du sens de l’âme qui est. Le corps devient repoussant et antipathique parce qu’il n’est qu’un objet – antipathique, ou pire encore : ennuyeux. Le poète, c’est autre chose ! Le poète ajoute sa personne à l’histoire, et il m’entraîne avec lui dans l’âme des choses. Il a le droit de m’entraîner partout, en enfer et au paradis, il risque sa propre peau avec moi. Il m’initie à la poésie, je partage sa gloire ou je me damne avec lui – mon destin s’accomplira. Le poète, dans le pire des cas, fait de moi son complice – alors que l’écrivain me dégrade en un vulgaire voyeur.

Un jour, une autre fois, dans un autre siècle, quand la poésie sera de nouveau à la mode nous reparlerons de la différence entre érotisme et vulgarité, poésie et immoralité, âme et corps. Alors nous comprendrons peut-être enfin que c’est toujours immoral quand c’est le corps qui entraîne l’âme, même si on l’appelle ascèse – et ce n’est jamais immoral si c’est l’âme qui entraîne le corps, même si la brutale matérialité le qualifie de plaisir physique. Le vrai poète ne m’a-t-il jamais fait pleurer, ne m’a-t-il jamais fait rire ? Or pleurer et rire ne sont-ils pas des sensations physiques ? Qui oserait qualifier d’immoraux les pleurs et les rires ?

Aujourd’hui…

Nous ne pouvons citer que les arguments de notre époque pour nous défendre et pour attaquer. C’est l’argumentation que nous employons quand nous posons simplement la question aux gardiens zélés des mœurs : est-ce que les autres mœurs, autres que sexuelles, sont tellement convenables que nous devions concentrer notre zèle à contrôler justement les mœurs sexuelles ? On a besoin d’une police des mœurs, mais à mon humble avis on pourrait sûrement réorienter une partie des policiers délégués en grand nombre au contrôle moral des livres publiés, cabarets, night-clubs, théâtres et bordels, les envoyer de nuit dans les faubourgs, afin d’empêcher le corps humain entraîné aux immoralités perpétrées par le gargouillement immoral de l’estomac affamé, sous forme de vol, cambriolages et autres délits de sécurité publique : l’estomac, encore un organe immoral.

 

Pesti Napló, 27 novembre 1932.

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