Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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Larme stÉrile

Cette découverte, comme la plupart, la science la doit à un hasard, qui plus est à un hasard particulier.

À l’atelier bactériologique d’une clinique italienne, un médecin réalisant une expérience a constaté un jour, fâché, que sa colonie de typhus qu’il élevait depuis des semaines dans une "culture" délicate, une éprouvette destinée à des examens sous microscope, était devenue inutilisable d’un jour à l’autre : du microbe périlleux dont les millions fourmillaient là la veille encore, ne subsistait pas le moindre – quelque chose était arrivé au contenu de la fiole, quelque chose avait dû y pénétrer qui avait détruit toute la compagnie.

L’enquête a tout d’abord révélé que la fiole avait été confiée aux bons soins d’une infirmière.

L’infirmière affirmait mordicus qu’elle n’avait fait que les transvasements habituels, avec le soin réglementaire, et par ailleurs personne d’autre ne pouvait toucher aux objets.

Un appariteur perspicace du laboratoire a fini par éclaircir le mystère. Il avait vu et désirait en témoigner que l’infirmière, dont un proche très cher était hospitalisé à la clinique dans un état grave, était sortie en larmes de la chambre du malade. Ses larmes tombaient toujours pendant le transvasement et, comme ses deux mains étaient occupées, elle n’avait pas le temps de les essuyer.

Il est évident qu’une larme était tombée dans la culture de typhus.

Et cette larme avait anéanti d’un seul coup toute l’armée des pathogènes, telle un sérum miraculeux, un produit chimiothérapique, auquel au demeurant la science ne parvient habituellement qu’après de longues expérimentations. Il est pour le moment impossible de savoir si cette larme est l’antidote spécifique du typhus ou si c’est une substance bactéricide générale : en tout cas il est certain que c’est le plus excellent des produits désinfectants.

Ça, c’est intéressant.

Il a échappé à la veille de la science que la sécrétion hélas notoirement connue d’une de nos glandes, la larme, est une des teintures les plus précieuses dans la pharmacopée de l’organisme humain.

Désormais on la prendra peut-être davantage au sérieux.

Je vois déjà le rôle qu’elle jouera dans la thérapeutique du futur : larme injectée dans le sang et en sous-cutanée, éventuellement un produit pharmacologique administré dans une cuiller à café, une cure de larmes en tant qu’antidote spécifique de tout un tas de maladies.

Goethe a qualifié le sang de sève particulière. Mais apparemment la larme est encore plus particulière. Depuis longtemps les poètes parlent de la guérison de l’âme trempée dans les larmes – mais qui prend les poètes au sérieux ?

Sinon après ce qui vient d’arriver.

Les producteurs de larmes jusqu’ici méprisés et dédaignés deviendront dans l’avenir les fournisseurs choyés des grandes usines pharmaceutiques, à moins que les faussaires, les escrocs aux larmes de crocodile, ne cassent le marché.

Une chose est certaine : notre patrie bien aimée peut compter sur d’importantes commandes de l’étranger. Notre blé, notre peausserie sont déjà en perdition – enfin un produit brut dans lequel nous saurons rivaliser avec toutes les concurrences du monde.

Nous serons le centre, hourra, du marché universel de la larme.

 

Pesti Napló, 23 janvier 1932.

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