Frigyes
Karinthy : Nouvelles parues dans la presse
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hongrois
la voix
(Scène
privée pour deux personnages)
La scène est divisée en deux
parties, à gauche un coin de chambre avec canapé, table basse,
avec dessus un téléphone et un vase avec des roses, et à
droite une cabine de téléphone dans la rue, momentanément vide.
’homme (couché sur le canapé, en pyjama, nerveux, sursaute,
regarde sa montre puis regarde le téléphone il attend, il arrange
les coussins, se recouche, a encore le regard fixé sur le
téléphone, regarde sa montre, hoche la tête avec
désapprobation).
la femme (en chapeau et en manteau,
court vers la cabine téléphonique de droite, décroche le
combiné, compose un numéro, elle serre le combiné sous son
menton et refait son maquillage. Le téléphone retentit dans la
chambre de gauche).
l’homme
(sursaute avidement,
décroche le combiné, ouvre la bouche pour dire Allô !
mais n’en a pas le temps car la femme se met déjà à
parler – il l’écoute la bouche restée ouverte, puis
la referme lentement. Pendant la suite il écarte plusieurs fois les
lèvres, mais ne parvient qu’à faire ce geste, il doit les
refermer chaque fois, jusqu’à la fin de la scène quand il
abandonne tout espoir et s’assoit sur le combiné).
la femme (débite tout le
monologue d’une seule traite, sans points ni virgules) :
Allô, allô… Mon petit petit boubou chéri ma fleur
agneau mon petit oiseau chien mon petit chien fraise allô allô oui
oui c’est moi moi moi ta confiture écureuil ne m’en veuille
pas d’être tellement hors d’haleine que j’ai du mal
à parler tellement j’ai vite avalé les quatre étages
pour monter chez Angèle pour pouvoir te passer ce coup de fil avant que
mon mari débarque dans le voisinage devant la halle trucmuche où
il m’avait donné un rendez-vous inattendu ce matin à cause
de cette affaire de chapeau que je ne pouvais pas prévoir mais je ne
pouvais pas lui répondre que j’avais autre chose à faire tu
sais bien qu’il est soupçonneux et il faut bien régler
cette histoire de chapeau si pour une fois il s’est décidé
sinon je ne l’aurais pas accepté mais dans cette affaire il est
plutôt généreux vois-tu non-non-non ne soit pas jaloux
vilain personnage ne plisse pas le front pouah pouah ce n’est pas permis
vilain front tu devrais plutôt me dire bravo pour la performance que
j’ai trouvé le temps de monter ici chez Angèle je
n’aurais pas supporter de ne pas t’appeler mon cher cher
très cher soulier pâte d’amande chéri alors
qu’en dis-tu hélas je ne peux pas venir c’est impossible mon
cœur en saigne Dieu m’en est témoin si tu me voyais
j’en suis si malheureuse j’ai été si heureuse toute
la matinée en pensant que je pourrais monter pour une demi-heure chez
mon petit poisson d’or aux cheveux noirs hirsutes aux yeux bruns à
cravate grise et pouvoir l’embrasser sur… Et voilà
c’est ta gratitude de me rabrouer et me rabrouer encore tu rabroues ta petite
coccinelle aux jambes blanches parce que pour une fois indépendamment de
sa volonté elle n’a pas pu tenir sa promesse et venir
s’engouffrer dans les deux grandes mains de son papillon aux grands yeux
de paon moi qui ne peux que haleter et qui ne peux même pas dire un mot
mais tu vois cette histoire de chapeau je l’ai aussi promise à
Angèle et je n’ai pas pu lui dire que plutôt demain mais
attends j’y pense est-ce que tu n’as pas gardé par hasard
mon poudrier ? Parce que quand ensuite j’ai fait un saut au salon de
thé mais bien sûr que j’étais toute seule,
vilain ! Ne recommence pas car je risque de me fâcher je suis bien
sûr allée seule au salon de thé et je suis revenue mais tu
n’étais plus là et tu m’as seulement laissé un
message disant que tu as été appelé au magasin –
dis-moi est-ce que c’est vrai que tu as été appelé
au magasin ? Car c’est une femme qui est venue te chercher
d’après ce que le garçon m’a dit ! Gare à
toi ! Tu ne me connais pas encore ! Tu ne connais qu’une chatte
aux hanches galbées et aux cheveux blonds ! Mais je sais aussi
devenir tigresse si on me trompe ! Un vrai tigre femelle, je suis
féroce !... Tu ne m’as pas encore vue dans cet
état !... Alors ne lève pas sur moi ces yeux indignés
innocents car je n’en peux plus et je mords ton cou par-derrière
là là là làlàlà où il
n’y a plus de cheveux… Ah oui c’est vrai ne dis surtout pas
à Angèle que tu sais que je lui ai dit que je t’ai avoué
qu’elle ne doit pas savoir que je t’ai appelé de chez elle
parce que si par hasard Angèle avoue à Edmond qu’elle ne
sait pas que tu as été au magasin pourtant je lui ai dit de dire
que nous avons été ensemble au magasin hier alors Edmond risque
de s’apercevoir que j’avais dit à Angèle que je
monterais chez elle et que nous ne nous sommes pas rencontrés par hasard
et c’est tout de même bizarre surtout si devant Angèle tu
fais semblant d’ignorer que je lui ai dit que tu dois faire semblant de
ne pas savoir que je t’ai appelé de chez elle… J’espère
que tu suis ta petite chienne adorable et intelligente car je ne voudrais pas
Dieu m’en garde que (des personnes
en colère frappent à la porte de la cabine du
téléphone) oh non… Angèle s’impatiente et
frappe parce qu’elle pense qu’Edmond trouve bizarre que je parle
trop longuement… Alors adieu bisous bisous (elle envoie des baisers) mon cher très cher petit nez de
toutou hirsute je ne pourrai pas te voir mais je t’ai au moins
appelé pour entendre ta voix… Je n’aurais pas
supporté toute la journée sans entendre ta belle et douce voix basse
de nounours… Je voulais seulement entendre ta voix mon chéri, il
faut que je coure adieu adieu… (Elle
lance des baisers, repose le combiné et sort.)
rideau
Színházi
Élet, 1932. n°48.
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