Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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FLOT DE POÈMES

Étrange phénomène de la nature

 

16-flot de poèmes lela existe. Il arrive parfois qu’une rivière se mette à inonder sans préalables météorologiques : sécheresse partout en amont. Dans ces cas-là la science conjecture des sources souterraines secrètes. Ou encore, une espèce d’insecte se met tout à coup à se reproduire déraisonnablement, sans se préoccuper des conditions extérieures, un flot de larves et d’imagos traverse la route, la voie ferrée, la lourde locomotive déraille, s’arrête, ses roues patinent dans la boue. Un jour à Siófok, je me rappelle, ce sont les coccinelles qui se sont multipliées sans aucune raison, les promenades étaient recouvertes d’un tapis rouge, le sang formait des flaques rouges à la surface du Balaton, des nuages rouges tournoyaient dans les champs. Ou une épidémie : on n’a pas pu déterminer pour quelle raison une certaine bactérie ou un trypanosome devient brusquement fou de vouloir vivre, il lance des assauts contre la totalité de la vie : une espèce modeste, ou tout au moins ordinaire, veut devenir le maître du monde et écraser toute vie différente.

 

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De semblables phénomènes s’observent fréquemment aussi dans les genres artistiques, cela témoigne que l’art est une réalité organique et vivante. Cette année dans les friches hongroises nous assistons à une inondation de poèmes, nous, gardes champêtres dispersés que nous sommes, près des malingres feux de bivouac des chaumes ; je me propose d’en faire un bref compte rendu aux autorités compétentes. En ma qualité de poète en exercice, j’ai évoqué sentimentalement durant des années la lyre moribonde, qualifiant notre temps de « siècle sans chansons », en paraphrasant avec les mots d’Endre Ady. J’ai reçu l’autre jour une lettre lumineusement intelligente d’un ouvrier hongrois de Paris (il m’est déjà arrivé de citer ce correspondant ; il aime partager avec moi ses pensées hors du commun), dans laquelle il m’invite modestement mais avec insistance à ouvrir mieux les yeux, car le numéro de Pesti Napló dans lequel je me lamentais moi-même sur la mort de la poésie, était plein de poèmes, tout le monde écrivait des poèmes, des nouveaux et des anciens, la revue était enchantée de lyres et de sentiments, que de talents, que de génies, que de personnalités intéressantes ! Il m’écrit : « J’aime les poèmes, j’ai frissonné, pleuré et brûlé à lire ce numéro de Noël, et c’est seulement après que je me suis écrié à demi noyé : Messieurs, pour l’amour de Dieu, c’en est trop pour moi tous ces génies, avec leur vie psychique unique et particulière à chacun, dont l’étincellement suggestif détourne mon attention de ma propre vie grise, pour m’intéresser plus à leur sort qu’au mien propre – je voudrais enfin entendre dire quelque chose de moi ! » La lettre disait vrai, les écailles me sont tombées des yeux, je me suis frappé le front. J’ai pensé à la montagne de jeunes écrivains et poètes, n’ayant jamais vu encore l’encre d’imprimerie, qui viennent me chercher jour après jour à mon domicile, au café, à la rédaction, qui m’arrêtent ou me suivent dans la rue, voire, pardonnez-moi, jusqu’aux lavabos. Les trois quarts d’entre eux apportent des poèmes. J’ai beau leur expliquer que je n’ai pas de journal, je ne suis rédacteur d’aucune rubrique littéraire, je n’y exerce aucune influence. Il ne s’agit pas de cela, me répondent-ils, c’est mon avis qui les intéresse. Je dois leur dire franchement, sans tourner autour du pot, ils le supporteront : cela vaut-il la peine, oui ou non, qu’ils se consacrent à la poésie, ont-ils du talent ?

 

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Quoi répondre, dis, Phébus Apollon, quoi répondre ? Supposons que tu aies du talent, jeune ami, et que moi, expert, je le constate dans tes poèmes ! D’où tires-tu dans ce cas la conclusion couleur rose que « ça vaut la peine » de te consacrer à la poésie ? Baudelaire, Petőfi, Ady avaient certainement du talent et pourtant, ce n’est pas moi qui le dis, ce sont eux qui l’affirment, comme s’ils s’étaient donné le mot, en faisant un résumé final de leur vie (voir : "Bénédiction" de Baudelaire, "Temps horribles" de Petőfi, "Arc-en-ciel" de Ady), que c’était dommage, c’était de la folie, cela n’en valait pas la peine. Peut-être créeras-tu quelque chose d’important en poésie, mais vu du côté de la vie, toute la poésie est chose insignifiante, puisqu’elle ne change presque rien à la vie. Elle pose des prétentions monarchiques sans droit et sans fondement. Un joli poème est publié : il plaît à tout le monde, nous disons émus qu’il est vraiment beau, et nous l’évoquons parfois durant des siècles, nous le citons et le portons aux nues, mais nous ne saurions pas en dire plus qu’il est beau, alors que signifie-t-il ? Que vaut-il ? En quoi nous aide-t-il, nous ou quiconque ? Que change-t-il à la réalité, même si nous supposons que face à la poésie, la réalité n’est pas belle, mais elle est laide ? La réalité nigaude, obtuse, sourde et aveugle, demeure néanmoins aussi vigoureuse, et les siècles continuent de défiler comme si de rien n’était.

Vieux sceptique, tu oublies la dualité prônée par toi-même : ce n’est pas parce que le royaume de l’âme est plus faible et moins significatif que la réalité qu’il l’influence, mais parce qu’il en est indépendant, il n’a rien à voir avec elle, il évolue dans une autre dimension, il a une vie et une évolution à part, et peut-être est-ce justement pour cela qu’il s’en est détaché, avec mépris et supériorité, de cette existence physique, parce qu’il est plus près d’une autre réalité inconnue, éternelle, au-delà des lois physiques, plus réelle, que l’on ne peut connaître que par le biais de ton âme. Il est vrai que « la rêverie est malfaisante à la vie »[1] (si cela est vrai, c’est parce que c’est un poète qui l’a dit, et non un physicien), mais la vie se gâte, se gâche toute seule, même sans rêverie ; est-ce que les dieux n’ont pas besoin de cette rêverie immortelle pour en accélérer le processus ? Avec l’objectif d’un état plus parfait ? Quant aux "cieux peints", le jeune poète plein d’amour-propre peut répliquer à mes doutes, en effet nous dessinons des horizons inexistants sur la coupole vide de la voûte céleste, mais est-ce qu’un monde projeté ne t’offre pas un palais plus tangible, plus humain, mieux habitable, que l’infini aveugle qu’a trouvé l’astronome au même endroit ?

 

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Ceci accessoirement. Du point de vue de la littérature, ou comme le disait Kazinczy[2] : « l’embellissement de notre langue », il est encore impossible de mesurer l’inondation causée par le flot, même le meilleur expert (voir l’article de Babits dans Nyugat) ne peut encore savoir s’il s’agit de l’inondation fertilisante du Nil, ou si le bois a été recouvert d’un marécage destructeur. Pour le moment même la critique est prise d’engouement lyrique, ce sont plutôt les poètes critiques et moins les critiques poètes qui le plus souvent cherchent fiévreusement la mesure dans les flots tumultueux, serrant de l’écume dans leur poing ; c’est seulement récemment que Kosztolányi et Hatvany ont découvert un poète paysan, un vrai de vrai, du nom de Kálmán Sértő[3] : son recueil de poèmes se trouve devant moi. Les deux découvreurs le rapprochent de Petőfi. Quel dommage que le poète lui-même se réfère au même ; n’a-t-il pas consciemment influencé ses poètes découvreurs influençables, impressionnables ? Au demeurant il dépeint un tableau de genre vraiment talentueux de la vie paysanne ; sur des gourdes et des cruches on trouve quelquefois ce genre de folklore naturaliste étonnamment habile et savoureux. Bien sûr, Petőfi s’y connaissait aussi, entre autres. Mais les nombreux Petőfi qui composaient Petőfi, ne valaient pas, chacun séparément, Petőfi. Ce nom désigne généralement le poète entier, ce diamant cristallin exaltant dans sa diversité, étincelant avec sa myriade de surfaces de réfraction : il éblouit tantôt ici tantôt là, toujours étonnant et indémêlable. Kálmán Sértő, tout comme de nombreux autres jeunes poètes, est plutôt le tesson coupant d’un miroir, reflétant un fragment de la vie. Il manie d’ailleurs de nombreuses métaphores plaisantes, rafraîchissantes. Mais il y avait des poètes bien meilleurs dans notre génération. D’ailleurs à Kosztolányi aussi je recommanderais plutôt la lecture de ses propres poèmes, il y trouvera beaucoup à apprendre sur l’essentiel de la poésie, plus que chez Kálmán Sértő : du plus épanoui, plus complexe, du supérieur.

C’est là que ça cloche. À supposer qu’on puisse parler d’évolution (vu que "inférieur" et "supérieur" sont des notions darwiniennes), en étudiant ce flot, dans d’autres poèmes aussi je ressens la même chose qu’ailleurs : en politique ou dans des phénomènes de société. Jaillissent des paysages connus, jaillit la tension nerveuse d’un sentiment permanent de "déjà-vu". Nous avons déjà vu cela quelque part, le paysage défile à l’envers dans le temps, les noms des gares surgissent à rebours de façon inquiétante : c’est juste, ce petit village était de style biedermeier, cet autre est du temps des pastorales, ce troisième appartient au "renouveau national". Une sorte de train express diabolique court avec nous vers le passé, nous filons à toute vitesse à travers le paysage que nous avions l’habitude de parcourir à pied, sur le chemin de l’évolution lente et naturelle, durant des siècles. Nous en sommes de nouveau à la "simplicité", l’amibe unicellulaire est objet de notre émerveillement, mais où allons-nous nous arrêter ?

Une nouvelle aube pointe-t-elle en poésie, ou serions-nous seulement témoins d’un ruminant crépuscule simulateur de l’aube ?

 

Pesti Napló, 19 février 1933.

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[1] Citation du poème "À la rêveuse" de Mihály Vörösmarty (1800-1855).

[2] Ferenc Kazinczy (1759-1831). Écrivain, poète, rénovateur de la langue hongroise.

[3] Kálmán Sértő (1910-1941).