Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

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petite portion

Elle a répondu aux attentes. Comment n’aurait-elle pas répondu aux attentes alors qu’elle représente tellement l’esprit du temps : économies, conditionnement moins onéreux, parcellisation des biens et des valeurs compte tenu de la pauvreté.

Car c’est ça notre temps, regardez-le bien.

Pendant que nous, idéalistes niais, nous rêvons d’une grande synthèse : de forces puissamment concentrées, d’État mondial, d’États-Unis, de moyens de troc universel, de technocratie, de plein d’institutions monumentales, globales, dans la pratique c’est exactement le contraire qui se passe, les choses se morcellent, s’égalisent, en se poussant dans la direction de la petite manufacture, la cuisine familiale, l’artisanat, et vice-versa.

Plutôt que d’Etats-Unis d’Europe, on est en présence de pays cloisonnés de murs économiques jamais vus, d’industries nationales florissantes dans chaque pays séparément, plutôt que d’entreprises mondiales.

Au lieu d’exploitations géantes, on se trouve face à une multitude de lopins nains comme vendus dans la rue à la pièce.

On n’a plus guère de quoi s’offrir une maison entière, pas même les mieux nantis : tant pis, on divise l’immeuble en appartements loués à vie, comme l’attestent les vers du poète[1] :

           

            « J’aurais beau m’éreinter et me ronger d’envie,

            Je n’aurai pas un nid où me loger à vie »

 

Si ça continue comme ça dans cette vallée des ombres, on finira par posséder un salon à vie, une chambre à vie, une salle à manger à vie, une…

C’est le monde du petit alambic.

Petite portion au restaurant, petit verre de bière, petit noir, petit petit-déjeuner… On se fait de plus en plus petit, on se vend en détail, à défaut de pouvoir s’offrir en entier.

Petite trésorerie à deux sous – d’une manière ou d’une autre on survivra. Les petits ruisseaux font les grandes rivières, small is beautiful.

Jadis il y avait la question redoutable de la Misère, que l’Homme Ruiné se posait, le visage blême et le regard vitreux (cela me revient de romans d’autrefois) : "Que deviendrons-nous demain ?"

Comme cela paraît loin !

Que deviendrons-nous aujourd’hui ? Que deviendrons-nous cet après-midi ? Que deviendrons-nous dans une heure ? – nous demandons-nous, sans frayeur, s’accompagnant d’un geste allègre de la main – à quoi sert de regarder si loin dans l’avenir ? Commençons par acheter une petite portion, on verra la suite après.

Dosons-nous l’espoir investi dans l’avenir par petites portions.

Il ne faut pas avoir peur. Pour midi, nous achetons une petite portion de déjeuner consistant en une soupe et une tranche de pain – il se passera bien quelque chose avant la viande – pour le soir un coin d’oreiller sur lequel nous poserons une portion de notre tête à tempérament – de toute façon notre tête éclatera d’ici-là.

Au cimetière nous sommes attendus par une épitaphe : "Qu’il repose en paix pendant trois mois, tant que sa portion de concession est prépayée."

 

Az Est, 16 avril 1933.

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[1] Dezső Kosztolányi (1885 – 1936), poète et écrivain hongrois