Frigyes Karinthy : Nouvelles parues dans la presse

 

afficher le texte en hongrois

L’AMOUR EST-IL PASSÉ DE MODE ?

Réflexions autour d’une interview américaine

 

La poétesse américaine se leva au congrès imaginaire de la science des sentiments et déclara solennellement que l’état d’âme autrefois passablement répandu que, sur la trace de la poésie, nous appelons ordinairement "amour" et que, en tant que pathologie bien décrite, nous connaissons au moins de la littérature – tout cela, se délite, a perdu sa virulence, entre en décadence – son importance qui durant des siècles, selon le témoignage des poètes, surpassa celle de tout autre élément vital, est manifestement en régression, il passe au troisième ordre. L’adolescent et l’adolescente de notre temps ne sont plus amoureux, tout au plus il ou elle embrasse, de même qu’ils mangent ou boivent comme de coutume. Ils ne languissent pas et ne souffrent pas, leur cœur ne palpite pas – ils n’ont d’ailleurs pas le temps de s’occuper d’amour, ils ont autre chose à faire qui les intéresse davantage que des soupirs et des miaulements.

Eh bien, s’il en est ainsi, il n’y a pas de quoi se lamenter. Si l’amour est effectivement une maladie, un groupe de phénomènes à gâter ou au moins à entraver l’existence, alors on ne peut que se réjouir de cette déclaration, comme tout le monde se réjouirait par exemple si la médecine déclarait enfin que la tuberculose, ou disons (pour rester dans les maladies psychiques) l’épidémie séculaire de démence précoce qui fait des ravages, était en régression.

Tant mieux, pourrait dire une personne saine et normale – à ce petit bonheur romantique qui parfois accompagnait tout de même l’amour, nous y renonçons aussi volontiers que nous renonçons aux frissons agréables de la fièvre qui accompagne les maladies. Notre corps et notre âme pourront ainsi utiliser l’énergie dépensée à l’amour et autres fièvres à une activité plus intelligente, plus vigoureuse et plus productive. Un monde meilleur s’ensuivra, et si la poésie reçoit moins d’inspiration et moins d’objets dans ce monde nouveau, tant pis pour la poésie – pourquoi a-t-elle surestimé l’amour ? Elle n’a qu’à réapprendre à exister, elle devra regarder autour d’elle pour se chercher ses sujets en d’autres beautés ou d’autres laideurs.

 

*

Ce brave optimisme a un petit défaut. Il ne tient debout que si nous considérons l’amour comme une maladie.

Dès qu’il s’avère qu’il n’en est pas une, tout ce raisonnement tombe à l’eau et au lieu d’optimisme c’est un gouffre effroyable qui s’ouvre devant nous – nous paierons le lot de celui qui avait tendu au médecin son pied et sa main endoloris, et en revenant à lui après l’opération il s’aperçoit qu’on lui a coupé la main et le pied.

 

*

Amour !

Avant de nous réunir pour le repas des funérailles ou de danser sur sa tombe…

Amour !

Qu’est-ce que c’est ?

On pourrait peut-être répondre en douze volumes. Mais en une phrase ?

Le mot ne figure pas au dictionnaire des sciences où naissent les définitions. La science parle de désir et d’attirance.

Mais chacun sait qu’une chose est aimer quelque chose et une autre la désirer.

Aimer – c’est un sentiment totalement inexplicable, allant de soi, comme les postulats en géométrie.

Désirer – c’est faire cesser quelque chose en l’acquérant.

Ce qui compte c’est que ces deux n’ont rien à voir l’un avec l’autre.

C’est dans l’amour que les deux se rencontrent comme l’oxygène et l’hydrogène dans l’eau, sans que ces deux gaz se ressemblent en rien ni au résultat : l’eau.

C’est un composé et non un mélange. Le génie de la langue hongroise (les autres langues ne disposent pas de cette distinction) appellerait affection chacun des deux gaz et amour le résultat composé.

Être amoureux implique donc que j’aime l’objet de mon désir et je désire celui que j’aime. Si j’aime quelqu’un mais sans le désirer, il ne s’agit pas d’amour, et il ne s’agit pas d’amour non plus si je désire quelqu’un sans l’aimer. L’oxygène n’est pas de l’eau et l’hydrogène n’est pas de l’eau non plus, seulement les deux ensemble le sont. Et tout comme il est ridicule de dire hache-deux-o pour parler de l’eau, il est ridicule de chercher "la substance" de l’amour soit dans le désir soit dans l’affection, vu que "la substance" de l’amour n’est ni le désir ni l’idéalisation, ni la langueur, ni le miaulement, ni la lumière de la lune, ni courtiser ou souffrir – vu que la substance de l’amour est que deux personnes s’aiment et se désirent, elles sont amoureuses l’une de l’autre, ce qui ne nécessite ni esprit des temps ni circonstances opportunes, ni même de la poésie, il suffit d’une certaine possibilité de vivre la vie à la température de laquelle deux éléments différents, le désir et l’affection, s’unissent en un.

Trop occupés pour être amoureux ? C’est comme dire : ils n’ont pas le temps de naître ou de mourir.

 

*

Ce qui nécessite "d’avoir le temps", ce qui ne mûrit en quelque chose que si je m’en occupe, je le fais, je le chauffe, je le fais mijoter, je le dope, je le prépare – ce n’est pas de l’amour. C’est comme les composés organiques fabriqués par la chimie – on peut les utiliser, mais aucune vie ne saurait en jaillir.

Cette opération, ce "culte de l’amour" artificiellement nourri, je veux bien croire à sa décadence, comme sont décadents certains arts qui ne fleurissent que si les conditions sont réunies.

Mais celui qui perçoit cette décadence, ne doit pas parler pour autant de la mort de l’amour.

Un artiste authentique qui rencontre une œuvre mauvaise ne se met pas à douter de la valeur et de la légitimité de l’art. Je pardonne la superficialité d’un homme ordinaire s’il en médit à la vue d’un travail médiocre – mais je ne peux pardonner au poète de renier sa foi en la force rédemptrice de la poésie sous prétexte d’un poème bâclé. Qui doit y croire sinon lui ? Et comment puis-je prendre au sérieux un poète qui veut à tout prix voir avec les yeux du public, même si ce public, dégoûté, inonde l’idéal lui-même de l’averse glaciale de son indifférence et de son incrédulité ? Ce poète qui, pour flatter le public, prend son parti et lui donne raison, quand celui-ci fait de nécessité vertu, et renie beauté et vérité, est inapte à la beauté et à la vérité.

Un poète qui ne croit pas à l’amour !

Alors je préfère l’antisémite de l’anecdote qui sur son lit de mort se convertit au judaïsme, sous l’argument que, s’il faut mourir, autant que ce soit un Juif qui meure et non un Chrétien.

Il doit plutôt renier qu’il soit poète.

 

*

L’amour n’est pas à la mode ?

Ta vocation, poète, n’est pas de le constater, mais de le remettre à la mode.

Tel qu’il est. Le tout, et non ses composants. Les composants de l’amour pris séparément peuvent être des poisons nuisibles ; qui oserait porter un jugement sur les effets de l’amour ? Strindberg et Wedekind ont analysé seulement le désir dans l’amour. Le désir en soi brûle et détruit – mais on peut être tout aussi détruit, affaibli, ramolli par des illusions brumeuses, à la Werther, par la "tendresse" exsangue et sans sel, la recherche de l’âme.

Ne nous limitons pas à ne parler que de langueur – à ne rappeler que le sacrifice de soi ou la jalousie.

Qui vous a dit que l’amour est souffrance, parce que vous avez trouvé de la souffrance en disséquant l’amour mort ?

Vous avez disséqué un cadavre.

 

*

Montrez enfin l’amour vivant, dont le nom n’est ni souffrance ni jalousie ni langueur, ni désir, ni torture, ni esprit du temps, ni mode – son nom n’est pas plaisir et ivresse et soupirs et halètements, son nom est simplement : bonheur.

Un homme sain ne qualifie pas la boisson rafraîchissante de source de circulation d’électrons, mais d’eau fraîche ; il sait par expérience que l’amour, le vrai, ne peut pas mourir ni disparaître – il sait que la palpitation du cœur ne peut pas passer de mode.

Un amour sain n’est ni une nuisance, ni une entrave, il est au contraire le remède contre toute nuisance et toute entrave – mais il n’est pas le but, il est la condition de la vie. La vie ne se termine pas mais elle commence là où deux personnes authentiques, un homme et une femme, se rencontrent et décident de continuer de chercher ensemble le sens et le contenu de la vie.

Ils sont Adam et Ève – archétypes non d’une "fin heureuse" mais d’un commencement heureux, figures emblématiques depuis le début des temps.

 

Nyugat, 16 mars 1933, n°6.

Article suivant paru dans Nyugat